Par Pierre Vignon
« J’ai désiré d’un grand désir », le sens de la lettre apostolique du pape François François ou San Francisco ? Le 29 juin à Rome, tandis que se tenait à San Francisco, du 28 juin au 1er juillet, le congrès Sacra Liturgia, le pape François publiait une Lettre Apostolique, Desiderio Desideravi, d’une grande portée, dans laquelle il affirmait rétablir l’unité du rite dans toute l’Église catholique romaine. Exactement la tendance inverse du Congrès Sacra Liturgia fondé en 2013 par Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon et Alcuin Reid, moine australien traditionaliste, retiré puis récemment suspendu du ministère dans le même diocèse.
L’archevêque de San Francisco, Mgr Salvatore Cordileone, accueille neuf ans plus tard la cinquième conférence internationale Sagra Liturgia. Cet archevêque, qui s’était vanté de s’être fait pincer pour conduite en état d’ivresse juste après sa nomination, est un ardent opposant à la ligne pastorale du pape François. Il se fait remarquer en particulier pour son opposition bruyante à l’accès à la communion eucharistique des politiques pro-choix. Prudemment, les noms d’Alcuin Reid et de Mgr Rey ont été retirés du programme du dernier congrès. Mais Mgr Rey avait envoyé une lettre de soutien : « Je suis profondément reconnaissant à Son Excellence Mgr Salvatore Cordileone, archevêque de San Francisco, à l’initiative personnelle duquel Sacra Liturgia viendra dans son archidiocèse. Je suis également ravi que Son Éminence, le cardinal Robert Sarah, soit présent en tant qu’orateur principal… » Selon les principes américains du mécénat, le soutien et la rencontre avec le cardinal George Pell étaient cotés à 50 000 dollars contre 20 000 pour le cardinal Robert Sarah. Il est inutile de commenter quand les faits parlent d’eux-mêmes et que la lettre de Mgr Rey y suffit : « Le succès des conférences Sacra Liturgia précédentes repose sur la générosité des organisateurs locaux, des bienfaiteurs et des sponsors… Le Dieu tout-puissant ne manquera pas de récompenser votre bonté ! »
Et pendant qu’on rêve à San Francisco dans la maison bleue, le pape François continue son œuvre de réforme. Et pour cela on lui reproche tout et le contraire de tout. On ne peut pourtant pas faire grief au pape François de ne pas avoir de la suite dans les idées. On pouvait déjà voir dans La joie de l’évangile, programme de son pontificat publié le 24 novembre 2013, les lignes de force au sujet de la liturgie. On l’accuse ouvertement d’empêcher la « paix liturgique » avec son motu proprio Traditionis Custodes et d’être le « méchant » pape qui attaque les « gentils » traditionalistes en les empêchant de célébrer selon l’ancien rite alors que son prédécesseur, l’ex-pape Benoît XVI, l’avait autorisé par son motu proprio Summorum Pontificum. On lit au chapitre 24 de La Joie de l’évangile : « L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion renouvelée à se donner. » Cette belle affirmation est tempérée par la remarque très lucide du chapitre 95 : « Cette obscure mondanité se manifeste par de nombreuses attitudes apparemment opposées, mais avec la même prétention de “dominer l’espace de l’Église”. Dans certaines d’entre elles on note un soin ostentatoire de la liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Église, mais sans que la réelle insertion de l’Évangile dans le Peuple de Dieu et dans les besoins concrets de l’histoire ne les préoccupe. De cette façon la vie de l’Église se transforme en une pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit nombre. » On ne s’étonnera donc pas que le pape François ait à nouveau attiré l’attention sur ce danger lors de l’interview qu’il a accordée le 19 mai dernier aux directeurs des revues jésuites. Pour la première fois, à ma connaissance, il a employé le terme de « restaurationnisme ». Jusqu’à présent, ce terme était réservé aux mouvements chrétiens hétérodoxes qui cherchent à restaurer ce qu’ils s’imaginent de la vie des premiers chrétiens. On l’employait aussi pour la tendance à rétablir un ordre ancien tel qu’elle s’est manifestée dans notre pays lors de la période historique de la Restauration (1814-1830). Il est remarquable d’appliquer ce terme à la tendance qu’on appelait jusqu’ici intégriste et traditionaliste dans l’Église. Ce terme de « restaurationniste » me semble bien caractériser l’ensemble de la prétention qu’ont certains chrétiens à vouloir à tout prix revenir à la « vraie messe de toujours » qu’ils sont censés connaître et que les autres auraient trahie. Avec ce mot, c’est une façon, à mon avis, de qualifier une déviance, c’est-à-dire le choix opiniâtre qu’on fait d’une partie de la doctrine et de la pratique de l’Église au détriment de son ensemble. Voici comment le pape François traite de cette dérive : « Il est très difficile d’envisager un renouveau spirituel en utilisant des schémas très démodés… Le Concile dont certains pasteurs se souviennent le mieux est le Concile de Trente… Le restaurationnisme est venu bâillonner le Concile [Vatican II]. Le nombre de groupes de “restaurateurs” est impressionnant… Le problème est précisément ceci : dans certains contextes, le Concile n’a pas encore été accepté. »
Le pape François se trouve pleinement dans sa mission de successeur de saint Pierre pour guider l’Église. Il n’y a ni méchanceté ni malignité, mais accomplissement de son rôle. Avec le restaurationnisme, l’Église catholique est en train de dériver. Puisque le motu proprio de l’ex-pape a été utilisé dans une perspective autre que celle de la paix pour laquelle il avait été promulgué, c’est un devoir de la remettre dans la ligne que le Saint-Esprit avait manifestée lors du Concile Vatican II. En homme d’action intelligent, il conclut : « Nous ne pouvons pas revenir à cette forme rituelle que les Pères du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nécessité de réformer. » On ne saurait cependant limiter cette Lettre apostolique aux points qui causent l’intervention du pape. « Abandonnons nos polémiques pour écouter ensemble ce que l’Esprit dit à l’Église. Sauvegardons notre communion. Continuons à nous émerveiller de la beauté de la liturgie. » Par douze fois François parle d’émerveillement devant le mystère pascal, l’élément essentiel de l’acte liturgique. Et c’est pourquoi il parle de la nécessité d’une formation pour tout le peuple de Dieu. Spontanément, on pense laïcs quand on évoque le mot peuple. Dans sa pensée, cela signifie tout le peuple des baptisés, les laïcs, les diacres, les prêtres, les évêques, les religieux et religieuses, les moines et les moniales. Il a cette phrase essentielle, et oh combien traditionnelle, au chapitre 36 de la Lettre : « Rappelons-nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet célébrant et non pas seulement le prêtre. »
À mon sens, on trouve dans cet enseignement du pape François les éléments pour sortir de la crise dans laquelle nous sommes plongés. La liturgie est le grand œuvre de l’Église et c’est une part essentielle du Concile Vatican II qu’elle développe. C’était une impasse d’avoir enfermé l’Église depuis 2007 dans la célébration des deux formes d’un unique rite. Il s’agissait peut-être d’une bonne intention au départ, mais puisqu’elle a été détournée de son objectif par des factieux, il fallait y mettre bon ordre. Recentré sur l’essentiel, malgré les freins mis par certains cardinaux, le retour à la force de l’intuition du Concile Vatican II est un bienfait. Il faut s’en réjouir.
Raviver notre émerveillement
La formation à laquelle le pape François nous invite va nous plonger « dans la fournaise de l’amour de Dieu ». Ce n’est pas pour rien que la Lettre Apostolique se termine par un extrait de la Lettre à tout l’Ordre (II, 26-29) de saint François d’Assise : « Ô sublime humilité ! Ô humble sublimité ! que le Seigneur de l’Univers, Dieu et Fils de Dieu s’humilie au point de se cacher, pour notre salut, sous un petit semblant de pain ! » Comme le proclame le Concile Vatican II, la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église et la source d’où découle toute son énergie ». C’est à ce point du mystère, et pas à côté ni contre, que nous pouvons retrouver notre unité. Face à ceux et celles qui le citent sans cesse depuis neuf ans à un imaginaire procès en sorcellerie, le pape François répond par une Lettre Apostolique d’une haute élévation qui méritera non seulement d’être relue, mais d’être méditée. C’est notre intérêt de la faire nôtre.
Source : Golias Hebdo n°728