Avec la mort de Benoît XVI, François entre dans une nouvelle phase de son pontificat
Par Gino Hoel
Puisqu’il n’est plus possible pour ses adversaires de se réclamer de Joseph Ratzinger ou de se prévaloir de son appui, le souverain pontife pourrait accélérer ses réformes.
Ce jeudi 5 janvier, devant près de 50.000 personnes réunies sur la place Saint-Pierre, au Vatican, François a présidé les funérailles de son prédécesseur, Joseph Ratzinger, élu pape en 2005 sous le nom de Benoît XVI. Très conservateur, l’homme parfois décrit aujourd’hui comme « doux » et que ses partisans espèrent un jour prochain voir proclamé « docteur de l’Église » était entré dans l’histoire en démissionnant de sa charge en 2013.
Joseph Ratzinger, né en 1927 en Bavière, ordonné prêtre en 1951, était destiné à une carrière d’enseignant en théologie. De fait, il a enseigné après sa thèse, de 1958 à 1977, dans les universités de Munich, Bonn, Münster, Tübingen et Ratisbonne, avant d’être nommé archevêque de Munich et de Freising en 1977.
Il a participé au concile Vatican II (1962-1965) en tant qu’expert –un des plus jeunes avec le théologien Hans Küng. Il était alors considéré comme un homme ouvert, favorable aux ruptures et aux nouveautés conciliaires. Mais les événements de Mai 68 ont constitué, pour lui, un tournant : ne supportant pas la violence étudiante à Tübingen, il a quitté la ville pour Ratisbonne, faculté plus conservatrice, avant de basculer dans l’autre camp, effrayé par les contestations et la crise post-conciliaire.
Benoît XVI, maître de la disparition du débat théologique
Il ne verra par la suite dans Mai 68 qu’une foi instrumentalisée par le politique, cause de tous les malheurs de l’Église, ou encore ses conséquences libertaires « inouïes », à l’origine selon lui des abus sexuels, en dépit des études démontrant le contraire. Lui-même, du reste, sera plus tard mis en cause dans sa gestion des abus sexuels et viols à Munich et à Rome.
C’est en 1981 que Jean-Paul II l’a nommé préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, ex-Saint-Office. Vingt-quatre ans durant, Joseph Ratzinger s’est alors forgé une réputation de grand inquisiteur, au point d’être surnommé le « Panzer Kardinal » : sous son mandat, de nombreux théologiens ont été convoqués, rappelés à l’ordre, interrogés. Perçu comme un homme d’une rigueur doctrinale intransigeante, il a imposé, petit à petit, sa propre vision de la théologie et de l’interprétation du concile Vatican II.
Toute réflexion nouvelle était suspectée, toute interprétation différente de la sienne déplorée et écartée. Ce que regrette le jésuite nord-américain Thomas Reese, dans un article publié sur le site du National Catholic Reporter le jour de son décès : « La suppression du débat théologique sous les papautés de Jean-Paul II et de Benoît XVI a été désastreuse pour l’Église. La remise en question créative de l’enseignement de l’Église, entamée lors de Vatican II, a été écrasée. Plutôt que de trouver de nouvelles façons d’expliquer la foi aux gens du XXIe siècle, l’Église a répété des formules que beaucoup trouvaient dénuées de sens. »
Les ombres d’un pontificat aux multiples scandales
Considéré comme le « dauphin » du pape polonais, il a été élu pape sans difficulté en 2005 et a d’emblée imposé un nouveau style. Vestimentaire d’abord, revêtant à l’occasion des habits liturgiques d’un autre temps, arborant des mules écarlates ou coiffé de chapeaux extravagants –le sociologue Josselin Tricou s’était même interrogé sur le « genre du pape ».
En matière liturgique, il a tendu la main aux lefebvristes schismatiques, qui luttent contre Vatican II et militent ardemment pour un retour de la messe en latin, dos tourné aux fidèles. Il a fini par lever l’excommunication des quatre évêques lefebvristes, dont un négationniste, ce qui a suscité un scandale planétaire, notamment auprès des juifs. En juillet 2007, Benoît XVI a aussi donné une large permission à la messe en latin, « forme extraordinaire » du rite romain, une nouveauté dans la tradition liturgique de l’Église latine. À l’été 2021, François a été obligé de revenir sur cette décision, catastrophique sur bien des points.
D’aucuns pensent aujourd’hui que François a pu être freiné dans certaines prises de décision, voire qu’il se serait freiné afin de ne pas blesser son prédécesseur toujours vivant.
Le pape allemand a également provoqué la colère du monde musulman après son discours de Ratisbonne, prononcé en 2006. Alors que le thème de son allocution devait aborder la nécessité d’un dialogue entre la foi et la raison, il avait choisi d’illustrer son propos en citant un empereur byzantin chrétien du XIVe siècle, qui amalgamait islam et violence.
Il a fallu attendre l’élection de François pour tourner cette page qui reste, avec le scandale des Vatileaks en 2012, comme une forte ombre sur le pontificat de Benoît XVI. Après la mise en cause de proches dans le vol de documents pontificaux révélés par la presse italienne, le pape allemand, très affaibli, incapable de s’entourer de personnes compétentes, a finalement démissionné en février 2013, posant de la sorte un ultime geste historique.
La naissance d’une nouvelle ère ?
Pendant environ dix ans, il a ensuite vécu dans l’enceinte du Vatican, non loin du pape François. S’il avait fait vœu de silence, Joseph Ratzinger a pourtant laissé fuiter certaines de ses pensées par le biais de son entourage, notamment à propos des origines de la crise des abus sexuels dans l’Église ou de la défense du célibat des prêtres.
D’aucuns pensent aujourd’hui que François a pu être freiné dans certaines prises de décision, voire qu’il se serait freiné afin de ne pas blesser son prédécesseur toujours vivant. Mais la disparition de l’ancien souverain pontife fait entrer le pape argentin dans une nouvelle phase.
« C’est la fin d’une ambiguïté, d’une époque où Benoît XVI pouvait être instrumentalisé par les adversaires de François pour servir d’étendard [à leur cause]. » Marco Politi, vaticaniste interrogé par l’AFP
Bien sûr, depuis 2013, François est pleinement pape de l’Église catholique. Mais il n’est plus possible pour ses adversaires de se réclamer de Joseph Ratzinger ou de se prévaloir de son appui. C’est ce que pointe aussi le vaticaniste Marco Politi, interrogé par l’Agence France-Presse : « C’est la fin d’une ambiguïté, d’une époque où Benoît XVI pouvait être instrumentalisé par les adversaires de François pour servir d’étendard [à leur cause]. »
Par ailleurs, parmi les prélats se réclamant du pape bavarois, aucun ne semble disposer de l’autorité nécessaire pour apparaître comme son héritier. La disparition de l’ex-pape Benoît XVI ouvre donc de nouvelles perspectives pour le jésuite.
Celui-ci pourrait maintenant accélérer différentes réformes, en prenant pour cadre les deux synodes sur la synodalité qui doivent se réunir à l’automne 2023 et 2024. On sait en effet que le « parti » ratzingerien est très opposé à tout changement de structures (rapport nouveau au pouvoir dans l’Église, possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ou éprouvés, accession des femmes aux ministères ordonnés), alors que la base catholique, notamment en Allemagne, l’appelle de ses vœux.
Un autre regard sur les questions éthiques et sexuelles est aussi désormais possible. Sur ces questions, Benoît a vu sa pensée balayée par la révélation des abus et viols sexuels dans le clergé. Sa vision de la sexualité, de l’homosexualité, des femmes, rigide et rétrograde, a sans doute permis la couverture de graves abus, quand bien même il fut le premier, en tant que pape, à prendre des décisions dans ce domaine, certes insuffisantes. Et la crise n’est pas terminée.
Elle touche même aujourd’hui de très près le pape François, éclaboussé par le scandale Marko Rupnik qui fait rage en Italie [1]. Ce jésuite slovène, artiste mosaïste installé à Rome, siégeant dans différents dicastères de la Curie, « avait fait l’objet de mesures disciplinaires discrètes sous le soupçon d’avoir abusé de femmes adultes, et s’était vu interdire d’entendre des confessions ou d’offrir une direction spirituelle », selon l’historien Massimo Faggioli. Protégé par la Compagnie de Jésus, il a vu son excommunication levée, une décision que seul le pape peut prendre. Des voix réclament désormais des comptes à François qui, au 5 janvier, ne s’était pas encore exprimé.
« Il n’y a qu’un seul pape »
Autres points sensibles : l’éventuelle renonciation de Jorge Bergoglio et l’éméritat de l’évêque de Rome. Son prédécesseur décédé, François peut envisager cette possibilité sérieusement. Il aurait été en effet impensable d’avoir un pape régnant et deux anciens papes « retraités » vivant au sein du Vatican.
La santé de François, après une opération du côlon à l’été 2021 et ses problèmes au genou droit, qui l’obligent à utiliser canne et fauteuil roulant, est fragile et les rumeurs vont bon train depuis quelques mois. Néanmoins, le pape latino ne semble pas envisager cette option, sauf bien sûr si sa santé mentale déclinait soudainement. « On gouverne avec la tête, pas avec le genou », affirmait-il au quotidien espagnol ABC en décembre dernier.
Mais c’est surtout le statut d’ancien pape qui reste à définir. Tant que son prédécesseur était en vie, François n’a pas modifié d’un iota ce que Benoît XVI avait décidé pour lui-même, s’agissant de sa retraite. Mais des difficultés sont apparues : le port de la soutane et de la calotte blanches (réservées au pape), l’appellation « pape émérite », le maintien de son nom de règne et de ses titres (Saint-Père, Sa Sainteté) ont pu entretenir une confusion (volontaire ?) dans certains esprits, contribuant ainsi à alimenter l’idée qu’il y avait deux papes.
Le propre secrétaire de Joseph Ratzinger, l’archevêque Georg Gänswein, avait même affirmé en 2016 que l’ancien pape « n’a[vait] pas du tout abandonné le ministère pétrinien », qu’il l’avait « élargi, avec un membre actif et un membre contemplatif », développant pour ainsi dire « une dimension collégiale et synodale, presque un ministère en commun ».
François avait réagi dans la foulée, affirmant : « Il n’y a qu’un seul pape ». Et cette sortie de Georg Gänswein avait signé sa disgrâce au sein de la Curie. Du reste, il s’apprête à publier un ouvrage explosif, Rien que la vérité : ma vie auprès du pape Benoît XVI (à paraître en janvier chez l’éditeur italien Piemme). Des canonistes s’étaient de leur côté penchés sur la question. L’un d’eux, le jésuite Gianfranco Ghirlanda, créé cardinal par François en août 2022, est encore intervenu à la veille de Noël, afin d’expliquer que l’expression « évêque de Rome émérite » était plus appropriée que « pape émérite ». Elle est dépourvue d’ambiguïté et protège l’institution pontificale.
Une année pleine de défis
François, qui a écrit une lettre de renonciation, a pris conscience qu’un pape renonçant de son vivant ne peut envisager la suite comme l’a fait Benoît XVI. Sera probablement bientôt publié un texte régissant la retraite d’un pape, élaboré avec l’aide de canonistes, le code de droit canonique étant relativement silencieux sur cette question.
Les défis ne manqueront donc pas en 2023 pour le pape jésuite, qui n’envisageait sans doute pas que cette nouvelle année commencerait par les funérailles de son prédécesseur. Celles-ci ont été sobres, et l’homélie prononcée par François est même apparue comme étant le service minimum en la matière. Cette nouvelle année rebat les cartes pour un pape qui peut envisager la fin de son pontificat sous un autre angle et faire pleinement entrer l’Église dans le XXIe siècle.
Note de la rédaction :
[1] Lire : https://nsae.fr/2022/12/27/le-traitement-du-pretre-jesuite-marko-rupnik-par-le-vatican-revele-les-nouvelles-dimensions-de-linterminable-crise-des-abus-sexuels/