Au Brésil, le combat contre le travail esclave
Entretien de Régine et Guy Ringwald avec Xavier Plassat.
Xavier Plassat est dominicain. Il a rejoint le Brésil il y a presque 40 ans. Coordinateur de la Commission Pastorale de la Terre (CPT), dans de Tocantis, aux portes de l’Amazonie, il poursuit le combat de ses fondateurs, Pedro Casaldáliga et Henri Burin des Roziers, contre le « travail esclave ». Au Brésil, cette ignominie subsiste en plein XXIesiècle.
Peut-être pourriez-vous nous dire de quoi vous parlez quand vous dites « travail esclave » ?
Quand nous parlons de travail esclave au Brésil, nous résumons dans cette expression choquante et bien ramassée ce que la loi brésilienne désigne comme une situation analogue à celle d’esclave. Mais après son abolition en mai 1888, l’esclavage a cependant continué à exister d’une manière non légale, analogue à ce qu’était le travail esclave pratiqué contre les Africains amenés de force pendant les trois siècles qu’a duré le trafic négrier. Ce sont 4 millions d’esclaves qui sont arrivés au Brésil. Le Brésil moderne a été créé par les esclaves.
L’abolition en 1888 n’a pratiquement rien changé à la situation de la majorité d’entre eux, puisqu’on leur a interdit l’accès à la terre. Du jour au lendemain, ils sont passés d’une condition d’esclave à une condition de travailleurs pratiquement forcés, demeurant dans la dépendance des mêmes gros fermiers qui les exploitaient antérieurement. Ils ont simplement cessé d’être la propriété légale de ces gens-là.
Quand on parle d’esclavage moderne, on se réfère à une situation qui répète cette sujétion complète : un employeur qui se donne tous les droits d’user et abuser d’une personne humaine comme si elle était une bête, comme si elle était une chose. La loi qu’on a fini par faire approuver en 2003 et qui fait partie du Code Pénal définit les caractéristiques qui permettent d’identifier une situation de travail esclave, et une seule est suffisante pour le caractériser : le travail forcé ; le travail qui oblige la personne à rester pratiquement prisonnière de son employeur parce qu’elle lui doit de l’argent, dont elle lui est redevable frauduleusement. La troisième de ces caractéristiques, c’est l’imposition de conditions de travail dégradantes. La quatrième, c’est l’imposition d’une journée de travail qui dépasse la possibilité humaine, physique, mentale. C’est une situation qu’on peut aujourd’hui caractériser légalement, théoriquement, mais aussi pratiquement parce qu’on a des milliers d’exemples. Voilà ce qu’on appelle travail esclave aujourd’hui dans cette formule ramassée.
C’est une définition moderne parce que ce qui importe le plus dans la situation de l’esclavage moderne, ce n’est plus la négation formelle de la liberté, c’est la négation de la condition de dignité de la personne. Ceux qui frappent aux portes de la Commission Pastorale de la Terre quand ils viennent dénoncer la situation d’esclavage de laquelle ils se sont enfuis nous disent être traités pire que des bêtes.
La structure sociale du Brésil peut-elle expliquer que le « travail esclave » subsiste au XXIe siècle ?
On peut dire oui que la structure sociale actuelle héritée de cet héritage maudit peut expliquer que le travail esclave subsiste au 21e siècle. Dans un jugement récent, connu comme « Fazenda [1] Brazil Verde [2]», la Cour interaméricaine des Droits de l’homme de l’OEA a condamné l’Etat brésilien pour omission dans la défense du droit des personnes à n’être pas mis en esclavage. Dans ce jugement, la Cour dit explicitement que le travail esclave au Brésil ne résulte pas d’une situation épisodique, conjoncturelle, mais d’une situation structurelle, systémique, on peut dire systématique. Il est le résultat de ce que les juges appellent une discrimination historique structurelle. Brazil Verde est une affaire que notre Commission Pastorale de la Terre a dénoncée auprès des systèmes interaméricains des droits de l’homme.
Aujourd’hui, il y a environ 55 % de la population brésilienne qui est afrodescendante sur un total de 210 millions d’habitants. Mais c’est un fait que dans toutes les violations de droit la proportion de descendants de ces esclaves africains est de 70 % ou plus. 70 % des jeunes qui meurent sous les balles de la police sont afrodescendants. 70 % des gens qui sont dans les prisons du Brésil sont afrodescendants et ainsi de suite.
Il s’agit donc d’un antagonisme social radical entre riches et pauvres. Comment se mène ce combat du côté des victimes ?
Oui, il y a cette contradiction inscrite dans la structure sociale du Brésil, ce qui génère cet antagonisme radical entre des gens qui ont et des gens qui n’ont pas, des gens qui ont accès et des gens qui n’ont pas accès, entre une minorité et une majorité. Bien sûr que cela crée un antagonisme social radical, mais il n’est pas toujours vécu comme tel parce qu’il a été considéré non seulement comme légal, mais comme normal pendant tant de siècles que culturellement, il a été incorporé, produisant une espèce de naturalisation de cette condition.
Le combat des victimes contre cette situation commence par la rébellion, par la reconnaissance de ce qu’elle n’est pas normale, pas naturelle. Alors la décision est par exemple de s’enfuir, de refuser de payer une dette qui est créée de manière totalement frauduleuse, par des employeurs qui imposent aux travailleurs eux-mêmes la prise en charge des instruments de travail, des moyens de subsistance, des moyens de logement, des moyens de transport alors qu’ils vont les chercher dans les zones de pauvreté du Brésil, principalement dans le Nordeste. Ces victimes, dans la situation qu’ils vivent, ne sont même pas dans les conditions de pouvoir penser à s’enfuir parce qu’ils n’ont pas où aller, ne savent pas comment en partir. Ils sont parfois sous la surveillance de gardes armés.
Le refus de leur condition est l’élément de base du combat des victimes. C’est un combat que nous essayons d’encourager par l’information, la diffusion de matériel de prévention, par le travail avec les associations, les groupements d’Églises, les communautés, les syndicats quand il en existe. Mais il s’agit souvent d’une main-d’œuvre très peu organisée. C’est donc un travail complexe et pourtant nécessaire. Nous avons initié une campagne nationale en 1997 au niveau de la Commission Pastorale de la Terre. Son mot d’ordre est très explicite : « ouvre l’œil pour ne pas tomber en esclavage toi aussi ». C’est une espèce d’appel qui est lancé aussi bien aux victimes qu’à la société.
Ce n’est que depuis 1995 que l’Etat brésilien reconnait cette situation. Pourtant, dès le début des années 70, il y avait des dénonciations avec preuves à l’appui. L’une d’elles est très connue, c’est une lettre pastorale que l’évêque Pedro Casaldáliga avait publiée le jour de son ordination épiscopale à São Felix de Araguaia dans le Matto Grosso. Elle était intitulée « Une Église d’Amazonie en lutte contre les grandes propriétés ». Dans cette lettre pastorale, il dénonçait clairement ces situations, il expliquait ces mécanismes. Il a fallu 25 ans entre la lettre de Pedro et la décision du gouvernement brésilien de reconnaître cette situation.
Vous dites que la Commission Pastorale de la Terre (CPT) sauve des milliers de victimes du « travail-esclave ». Dans quel cadre légal agissez-vous ?
Ne disons pas exactement que la CPT sauve des milliers de victimes du travail esclave. Reconnaissons simplement qu’elle a été porteuse de la révélation, de la divulgation, d’une situation que tout concourrait à cacher, à dissimuler, à rendre invisible, mission qu’elle a assumée dès les années de sa création au milieu des années 1970, et de façon plus intense et organisée depuis 1997, avec cette campagne que nous menons. Elle continue à obliger les différentes forces sociales, l’Etat, les organisations, l’Église à ouvrir l’œil, à ne pas se voiler la face devant cette situation. Et quand je regarde les chiffres que nous avons, je veux parler de 4300 lieux de travail esclave qui ont été identifiés depuis 1995, dont 1630 cas ont été dénoncés par la CPT. Cela concerne 42 000 travailleurs.
Nous pouvons dire que oui, nous avons contribué au sauvetage de milliers de personnes, non seulement directement, mais indirectement, car s’il existe un effort national pour lutter contre le travail esclave, c’est en grande partie à cause de la CPT. Toutefois ce n’est pas nous qui libérons les gens, c’est une structure spécifique d’inspection du travail qui a cette mission, le Groupe d’Inspection Mobile. Elle a fait libérer 12000 personnes dans les cas dénoncés par la CPT, sur un total général qui atteint aujourd’hui près de 60 000.
Ce cadre légal et institutionnel que nous avons contribué à construire, nous le défendons et le faisons fonctionner, par des dénonciations, par du travail de prévention, par des actions visant à briser à la racine le cycle vicieux de l’esclavage. Nous essayons de vérifier qu’il fonctionne effectivement en participant aux travaux des commissions publiques qui ont pour fonction d’exercer le suivi de ces affaires.
Comment ce combat a-t-il été marqué par les changements politiques de ces dernières années ? Le retour de Lula à la présidence ouvre-t-il de nouveaux espoirs ?
Les changements politiques au Brésil ces dernières années, on en connait grosso modo les principaux traits : une espèce de coup d’État avec des apparences de légalité qui a conduit à l’empêchement de la présidente Dilma Rousseff et sa substitution en 2017 par son vice-président, Michel Temer. Celui-ci a mis en œuvre une politique de recul, en particulier sur les lois du travail, et plus encore il a ouvert la porte à une droitisation du pouvoir. Il a été sanctionné par l’élection de Bolsonaro, il y a quatre ans. Ces « quatre ans plus un » ont été désastreux pour le Brésil, ce sont des années de recul sur tous les plans, en particulier pour ce qui nous importe. Comme le travail esclave au Brésil est rural à plus de 90 %, on peut imaginer l’effet désastreux qu’ont eu le blocage de toute perspective de réforme agraire (caractéristique de ces cinq années), la totale liberté d’action donnée à l’agrobusiness, la licence de dévaster la forêt, de dévaster la savane pour en faire de nouveaux espaces d’élevage ou de plantation, en particulier de soja.
La réduction des programmes sociaux et des droits des travailleurs a ouvert la voie à mille possibilités de recourir au travail en sous-traitance sans aucune condition, la création de figures fictives d’entrepreneurs individuels sur le modèle de l’ubérisation. Depuis dix ans, on n’a pas recruté un seul inspecteur du travail, de sorte qu’aujourd’hui le nombre théoriquement prévu par la loi, qui est d’environ 3500 inspecteurs du travail pour le Brésil dans son entier, n’est pourvu qu’à hauteur de deux mille personnes, ce qui implique un déficit considérable dans les capacités d’action de l’Etat pour faire valoir la loi.
Les changements politiques de ces dernières années ont créé une situation déplorable de réapparition des conditions de misère, de violations considérables des droits des populations autochtones, On a vu le nombre de personnes libérées du travail esclave chuter : il n’avait jamais été inférieur à 2000. Pendant 4-5 ans, il a été autour de 1000 personnes par an.
Le retour de Lula à la présidence ne nous crée pas d’illusion. On sait qu’il va trouver une situation tellement pourrie dans beaucoup de domaines qu’il va devoir faire des choix parfois cruels. Mais ce qui est certain, c’est que pire que ce qu’on a vu, c’est difficile. Donc cela nous ouvre aussi de nouveaux espoirs.
Revenons à votre engagement. Comment le message de l’Évangile est-il une force agissante face à une telle situation ?
C’est évident que le message de l’Évangile est une motivation puissante pour notre action face à une telle situation.
On pourrait résumer ce message, qui est de l’Évangile, mais qui traverse toute la bible, à cette question qui nous est adressée, à chacun d’entre nous : « Qu’as-tu fait de ton frère ? Où est ton frère ? N’est-ce pas ton frère ? » ou comme disait Antonio de Montesinos au XVIe siècle [3] : « et vous n’avez donc pas d’oreille ? Vous êtes donc insensibles, ces gens ne sont-ils pas des hommes aussi, n’ont-ils pas une âme ? » Il parlait des Indiens qui, dans l’ile de Saint-Domingue, et Haïti aujourd’hui, étaient mis en esclavage. En vérité, qu’as-tu fait de ton frère, en arrière-plan, cela veut dire : « Peux-tu continuer à t’adresser à un Dieu que tu appelles Père si tu traites de cette manière ses propres fils qui sont tes frères, si tu es incapable de reconnaitre dans ces autres, tes frères et tes sœurs ? ».
Je ne me souviens pas d’avoir parlé une seule fois de Dieu ou de Jésus à l’un de ces travailleurs, mais je sais que j’ai annoncé une « bonne nouvelle » à chacun d’eux, ou plutôt qu’ils ont eu accès à cette bonne nouvelle par l’entremise de cette action que nous avons lancée, cette bonne nouvelle c’est qu’ils ont des droits équivalents à tous les autres hommes et femmes. Et ça, c’est une bonne nouvelle qui vaut bien toute la bible.
Notes :
[1] La ferme, en fait une immense exploitation de milliers d’hectares.[2] L’affaire Fazenda Brazil Verde a été découverte en 1989. La Cour Internationale de l’OEA a rendu son jugement en 2018.
[3] Un de ceux qui ont écouté son sermon s’appelait Bartolomé de las Casas.Source : Les réseaux des Parvis n° 114
On peut lire aussi :
https://nsae.fr/2022/02/01/bresil-lettre-aux-amies-et-amis-2/
https://nsae.fr/2021/01/29/bresil-lettre-aux-amies-et-amis/
https://nsae.fr/2019/09/24/rencontre-avec-xavier-plassat/
https://nsae.fr/2009/01/18/xavier-plassat-frere-des-autres-par-jean-pierre-tuquoi/