Le rapport sur les abus des Focolari laisse de nombreuses questions sans réponse
Federica Tourn et Gordon Urquhart.
Le mouvement des Focolari, qui est l’une des plus grandes organisations laïques de l’Église catholique, présente dans tous les pays du monde, a publié le 31 mars son premier rapport sur les cas d’abus sexuels commis dans ses rangs sur des mineurs et des adultes vulnérables.
Le rapport, qui a été réalisé en interne et non par un cabinet indépendant, se concentre sur les témoignages d’abus reçus par la Commission pour le bien-être et la sauvegarde des membres du mouvement entre 2014 et 2022. Les conclusions indiquent qu’entre 1969 et 2012, 66 membres du mouvement mondial ont été accusés d’avoir abusé de 42 mineurs (29 âgés de 14 à 18 ans et 13 de moins de 14 ans) et de 17 adultes vulnérables.
Fondé en 1943 par la laïque italienne Chiara Lubich et approuvé par le Vatican en 1962, le mouvement des Focolari a son siège à Rocca di Papa, près de Rome ; il est présent dans 182 pays. Il a été le premier d’une vague de « nouveaux mouvements » très appréciés par le pape Jean-Paul II et qui ont connu une croissance remarquable sous son règne. (Parmi les autres mouvements de ce type, citons le Chemin Néocatéchuménal et Communion et Libération).
Les membres des Focolari, appelés focolarini, vivent en communauté, peuvent se marier et font vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Stefania Tanesini, porte-parole des Focolari, a déclaré au National Catholic Reporter (NCR) que les membres ayant fait vœu de chasteté comptaient dans le monde environ 4 300 femmes et 2 540 hommes. Le mouvement affirme en ligne que quelque 2 millions de personnes sont plus généralement impliquées dans son travail.
Ce nouveau rapport interne a été publié un an après la publication d’une enquête indépendante sur un ancien membre consacré français du mouvement, Jean-Michel Merlin, responsable d’avoir abusé d’au moins 37 garçons depuis au moins les années 1960.
Bien qu’ayant fait l’objet d’une enquête pénale dans les années 1990 pour agression sexuelle présumée, J.M. Merlin a continué à jouer un rôle de premier plan dans le mouvement jusqu’en 2016, date à laquelle il a finalement été démis de ses fonctions au sein des Focolari. Ce scandale majeur a contraint la présidente des Focolari, Margaret Karram, et le coprésident, le père Jesús Morán Cepedano, à enquêter sur la présence d’abus sexuels dans l’ensemble du mouvement.
Christophe Renaudin, la première personne à avoir formellement accusé Merlin d’abus en 1994, en vertu de la législation civile en France, a déclaré au NCR qu’il considérait le rapport comme « une opération de poudre aux yeux pour donner l’impression que quelque chose est fait, mais la réalité est que le mouvement ne se soucie pas le moins du monde des victimes ».
Renaudin a parlé au NCR après avoir rencontré Karram et Morán en personne en juin 2023. Renaudin a dit qu’il avait demandé à Morán en 2016 de mener une enquête sur les abus au sein du mouvement, et qu’il a attendu des années avant d’obtenir une réponse.
Tout comme dans le cas de l’Église dans son ensemble, ce rapport montre clairement qu’il est possible que les abus sexuels soient systémiques dans le mouvement des Focolari – comme le révèlent déjà tant de cas à travers le monde. Et avec, du moins jusqu’à présent, peu de recherches : seulement une année de travail. Dans le cas de Merlin, la société indépendante chargée de l’enquête, GCPS Consulting, basée au Royaume-Uni, a dû demander plus de temps parce que le délai imparti pour l’enquête, également d’un an, était insuffisant.
Bien que le rapport interne puisse donner une bonne impression aux lecteurs, il ne fournit que le nombre de personnes qui auraient été victimes d’abus. Il omet les noms des abuseurs, ainsi que les lieux et dates où et quand les abus ont eu lieu. Tout ce qu’on nous dit, c’est que certains cas remontent à 1969. Les sources des allégations ne sont pas précisées. Ont-elles été extraites de dossiers où elles avaient été délibérément cachées pendant des décennies ?
Karram et Morán n’ont pas répondu aux demandes répétées de commentaires pour cet article. Le Dicastère du Vatican pour les laïcs, la famille et la vie, le bureau responsable des mouvements laïcs, n’a pas non plus répondu aux demandes de commentaires.
Selon le rapport du GCPS, « le Mouvement a longtemps été plus préoccupé par la protection des auteurs, et donc de sa propre réputation, que par le soutien aux victimes. Ainsi, [Jean Michel Merlin] a bénéficié pendant des années d’un système qui le protégeait ; en même temps, le mouvement des Focolari a systématiquement laissé tomber les victimes ». Le rapport fait également état de « cas signalés d’abus sexuels, émotionnels, spirituels et financiers ».
Le rapport cite un témoin qui explique comment Merlin « séduisait les parents, il était l’ami de la famille, le confident, parfois un parrain ». Selon le GCPS, « les profils des auteurs [de toutes les formes d’abus au sein du Mouvement] rapportés par les différentes personnes sont souvent similaires à JMM – des personnes charismatiques idolâtrées par les autres, considérées comme centrales, intouchables, moralement irréprochables et dignes de confiance. Les différentes situations décrites suivent des schémas similaires d’abus de pouvoir, de dépendance psychologique et d’adoration ».
Juste avant la publication du rapport sur les abus commis par les Focolari, l’une des principales réformes du pape François sur la manière dont le Vatican traite les cas d’abus, le motu proprio Vos Estis Lux Mundi, a été rendu définitif le 25 mars.
La loi, qui décrit la procédure à suivre en cas d’accusations d’abus, de mauvaise gestion ou de dissimulation de tels cas par des évêques ou d’autres responsables de l’Église, a également été mise à jour. L’un des changements les plus importants est que la loi s’applique désormais également aux associations laïques approuvées par le Vatican.
La raison de ce changement est probablement due en partie au scandale entourant Jean Vanier, le fondateur de la Communauté de l’Arche, qui a été considéré pendant des années par l’Église comme un saint vivant. Après sa mort, il est apparu que Vanier avait fait partie d’un réseau d’abuseurs sexuels au sein de l’Église catholique française.
Le cas de Merlin en France a sans doute été pris en considération lors de la mise à jour du motu proprio. Vos Estis adopte une position ferme sur les cas où des dirigeants de mouvements laïcs ont couvert des abus, déclarant que ces dirigeants seraient « punis ».
Mais le rapport des Focolari sur les abus, tel qu’il a été publié en mars, garantit effectivement que de telles dissimulations ne pourront pas être identifiées.
Le père Joachim Schwind, responsable de la communication du mouvement des Focolari, a expliqué au NCR pourquoi le rapport n’identifiait pas les noms des auteurs présumés d’abus : « Nous n’avons pas donné de noms pour garantir la vie privée des personnes concernées. Nous voulons la transparence, mais aussi sauvegarder les droits de chacun ».
Mais quelle vie privée et quels droits ? Cela devrait certainement s’appliquer aux personnes victimes d’abus – mais les abuseurs ? Combien de cas de ce type existent encore dans le mouvement ? Combien de prédateurs opèrent encore librement dans leurs grands congrès de jeunes, tandis que les jeunes et les familles restent inconscients des dangers ?
Vos Estis aborde la question de la dissimulation des cas d’abus par les dirigeants catholiques. Mais cette dissimulation constitue également un délit civil grave dans de nombreux pays et peut rendre les responsables catholiques complices des abus commis par les auteurs.
Il est significatif que François lui-même – qui s’est montré beaucoup plus critique à l’égard des Focolari et des mouvements similaires, contrairement à l’enthousiasme débridé, voire téméraire, de ses prédécesseurs Jean-Paul II et Benoît XVI – ait déclaré aux responsables des Focolari, lors d’une audience privée en février 2021, qu’« éviter tout repli sur soi, qui ne vient jamais du bon esprit, est notre espoir pour toute l’Église : se méfier de l’égocentrisme, qui conduit toujours à défendre l’institution au détriment des individus, et qui peut aussi conduire à justifier ou à couvrir des formes d’abus ».
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Abus sexuels notamment en France
(Extraits de l’article Wikipédia « Mouvement des Focolari »)
En 1994, Christophe Renaudin porte plainte en France au pénal pour viol et harcèlement sexuel contre Jean-Michel Merlin, un laïc consacré au sein du mouvement catholique des Focolari qui l’aurait agressé entre ses 14 et 16 ans. À la suite de cette plainte, trois autres personnes témoignent également contre lui. Sans preuve du viol et les faits de harcèlement étant prescrits, la plainte aboutit alors à un non-lieu. Merlin est cependant reconnu coupable au civil en 1998.
En 2016, Jean-Michel Merlin est finalement exclu du mouvement. Il a été rédacteur en chef du journal du mouvement Nouvelle Cité entre 1960 et 1990, chef de la communication interne au Secours Catholique de 1992 à 2005 et se présente depuis comme consultant en bénévolat.
Le 25 septembre 2020, les Focolari publient un « bilan provisoire des victimes » du laïc. Le mouvement dénombre alors une trentaine de victimes d’agressions sexuelles, parmi lesquelles les deux frères de Christophe Renaudin et un de ses amis.
En octobre 2020, les trois responsables pour la France et l’Europe de l’Ouest démissionnent. Le même mois, l’enquête publiée par la journaliste Alexia Eychenne pour le média en ligne Les Jours démontre que le mouvement avait connaissance depuis les années 1970 des accusations portées contre Merlin. Une enquête indépendante est confiée à l’agence britannique GCPS Consulting pour recenser l’ensemble des victimes au sein du mouvement en France.
Le rapport de GCPS Consulting est publié le 30 mars 2022. Les enquêteurs indépendants ont recueilli les témoignages de 26 victimes de Jean-Michel Merlin et d’autres informations dignes de foi mentionnant 11 autres victimes, toutes de sexe masculin. Les faits ont eu lieu entre 1963 et 1998. Au moins trois autres cas de manipulation et de conditionnement de jeunes adultes non suivis d’abus sexuels sont recensés jusqu’en 2017. Le rapport décrit Jean-Michel Merlin comme « un abuseur d’enfants prolifique et en série, responsable de multiples cas d’abus sexuels sur des enfants et de tentatives d’abus sexuels sur des enfants, y compris ceux sur lesquels nous avons des informations et très probablement beaucoup d’autres. » L’enquête « établit qu’une chaîne de responsables pendant de nombreuses années, tant en France qu’à Rome, n’a pas agi sur la situation de JMM d’une manière qui aurait permis de protéger les victimes et de prévenir d’autres incidents d’abus ou de tentatives d’abus. » « La structure pyramidale du Mouvement, son mantra d’obéissance et d’unité ont certainement contribué à l’échec systémique à traiter non seulement l’action contre JMM, mais aussi d’autres cas. » Les témoignages recueillis font état d’autres criminels sexuels ayant agi au sein des Focolari, ainsi que d’abus spirituels et financiers sur des membres du mouvement. Le rapport mentionne aussi deux affaires de viols commis hors de France, comme celui sur une jeune fille de 15 ans à Loppiano en Italie, la « cité idéale » des Focolari.
Dérives sectaires et violences psychologiques
La communauté, dont la structure est fortement hiérarchisée, exercerait un contrôle étroit de la vie des membres de l’organisation.
En décembre 2014, à la demande de Raffaello Martinelli, peu avant le lancement du procès en béatification de la fondatrice le 27 janvier 2015, le père jésuite Jean-Marie Hennaux évalue et critique la pensée théologique de Chiara Lubich. Elle se trouve condensée selon lui dans ce texte datant de 1950 : « Chaque âme des Focolari doit être une expression de moi et rien d’autre. Ma Parole contient toutes celles des focolarines et des focolarini. Je les synthétise tous. Lorsque j’apparais ainsi, ils doivent donc se laisser générer par moi, communier avec moi. Moi aussi, comme Jésus, je dois leur dire : “Celui qui mange ma chair…” » Cette dernière phrase se réfère à cette parole de Jésus dans l’Évangile de Jean (6, 56) : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. » La critique du père Hennaux paraît en 2017 dans le livre collectif De l’emprise à la liberté. Dérives sectaires au sein de l’Église. Témoignages et réflexions. Ce livre a été écrit conjointement avec une ancienne membre des Focolari, Renatta Pati qui publie en 2020 son livre témoignage, Dieu, les Focolari et moi : la libération d’une duperie.
En 2021, le journaliste italien Ferruccio Pinotti publie le livre La Setta divina : il movimento dei focolari fra misticismo, abusi e potere (La secte divine : le mouvement des Focolari entre mysticisme, abus et pouvoir) où il recueille les témoignages de nombreuses victimes de violences psychologiques au sein du mouvement, dans plusieurs pays. Les dérives sectaires du mouvement y sont dénoncées, notamment envers les laïcs consacrés vivant en communauté : interdiction de voir certains films, livres ou personnes, éloignement de la famille, culte de la personnalité envers la fondatrice Chiara Lubich, obligation de se consacrer uniquement au mouvement sans tenir compte de ses besoins personnels, privation de sommeil, réflexions personnelles et libre arbitre combattus.