Javier Milei à l’épreuve du pouvoir
Maricel Rodriguez Blanco.
Comment Javier Milei a-t-il réussi à se faire élire président de l’Argentine en novembre dernier alors que le programme ultralibéral qu’il promeut va à l’encontre des droits sociaux et sociétaux acquis par ses concitoyens après des années voire des siècles de luttes ? Depuis sa victoire, les sondages indiquent que sa cote de popularité a nettement chuté. Par ailleurs, il fait preuve d’une brutalité manifeste pour imposer son projet face à un Parlement où il ne dispose pas de la majorité et à des gouverneurs régionaux qui lui sont souvent hostiles. En dépit de tout cela, il semble représenter une voie politique crédible pour bon nombre d’Argentins.
Pour comprendre les ressorts de ce succès, il convient d’examiner en détail non seulement le fond du propos du nouveau chef de l’État, mais aussi sa forme.
Mesures d’urgence et mépris du Parlement
Durant la campagne, Milei s’était positionné comme un homme d’action, par opposition à l’équipe kirchneriste alors au pouvoir, qu’il qualifiait d’incapable et d’impuissante, et au précédent gouvernement libéral de Mauricio Macri (2015-2019), lui aussi jugé beaucoup trop mou du fait de son « gradualisme ». Dès son arrivée aux affaires, il a adopté plusieurs décrets présentés comme relevant d’une politique « d’urgence » afin de court-circuiter le débat parlementaire et de s’arroger des pouvoirs exceptionnels.
Sachant qu’il était minoritaire au Parlement, et avait peu de chances de réussir à faire passer son paquet de lois, la multiplication des actions dans un délai très court était la condition pour empêcher l’opposition de réagir efficacement. Depuis son investiture, son rejet des institutions et, en particulier, son mépris du Parlement – qu’il a comparé à un « nid de rats » –, sont théâtralement mis en scène. Il a prononcé son premier discours dos au Congrès, manière de signifier tout son dédain à l’égard de celui-ci. De même, il a programmé son discours d’ouverture des sessions ordinaires du Parlement à 21h plutôt qu’à midi comme cela se faisait traditionnellement, justifiant cette décision par des raisons d’audimat.
L’incarnation du renouveau ?
Même s’il concentre les pouvoirs et porte atteinte avec sa politique antisociale aux droits et aux libertés des individus, il parvient à être perçu comme l’incarnation du renouveau, notamment sur le plan de la politique économique (rappelons qu’il propose des mesures drastiques à rebours de tout ce qui renvoie à l’intervention de l’État).
La force de ce discours, qu’il légitime à partir d’une vulgate tirée des sciences économiques qui sacralise le marché, vient aussi du fait qu’il entre en résonance avec divers secteurs de la société. Les jeunes hommes issus des classes populaires forment l’un des noyaux durs de ses votants. Ayant vécu des parcours scolaires courts et soldés par un échec, ils nourrissent à l’égard de l’école un vif ressentiment qui prend souvent la forme de l’anti-intellectualisme. D’où leur adhésion à la promesse faite par Milei d’une économie dollarisée – pour eux, un Eldorado qui leur ouvrira les portes du monde de la grande consommation dont ils sont le plus souvent exclus.
Milei séduit d’autant plus cet électorat qu’il développe une vision androcentrique. Il met systématiquement en avant la virilité et la force, à travers notamment la figure du lion dont il a fait un symbole et un produit marketing. Il affirme d’ailleurs : « Je suis venu non pas pour élever des moutons, mais pour réveiller des lions. Son discours ultraconservateur sur le plan sociétal, qui s’attaque aux femmes ainsi qu’aux minorités sexuelles et ethniques constituées par des peuples autochtones, a été très efficace parce qu’il alimente des paniques morales puis des formes de réaction chez des fractions des classes populaires, mais aussi moyennes et aisées, caractérisées par un système de valeurs conservateur et traditionnel, attaché au patriarcat et à la religion.
Depuis les années 2000, les générations de jeunes se succèdent sans avoir de véritables horizons de mobilité sociale, particulièrement ces dernières années à cause des mesures d’austérité mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri entre 2015 et 2019, qui se sont traduites par un net appauvrissement pour des millions d’Argentins. Dans un tel contexte, nombreux sont parmi ces jeunes ceux qui ont trouvé refuge dans des « causes culturelles » réactionnaires. De ce point de vue, le confinement dû à la pandémie de Covid-19 a favorisé la radicalisation de ces jeunes en leur permettant de se placer à l’avant-garde de la réaction sur les réseaux sociaux.
Lutte assumée contre la justice sociale
Plus largement, on ne peut pas comprendre le conservatisme idéologique de Milei sans le réinsérer dans la bataille que mène sa coalition, La Libertad Avanza (LLA), à l’image d’autres extrêmes droites (Bolsonaro, Trump, etc.), contre des ennemis identifiés à travers des catégories telles que « marxisme culturel », « néomarxisme », « collectivisme », « idéologie de genre », etc.
Cette restauration idéologique chez Milei et ses partisans doit être comprise avant tout en réaction aux mouvements féministes et LGBT qui ont été sur le devant de la scène et ont ouvert de nouveaux fronts depuis 2015 (Ni Una menos, Marea verde) en Argentine et ailleurs en Amérique latine.
Il faut également inscrire cette réaction portée par Milei dans la lutte contre les droits des minorités de toutes sortes, contre les droits des peuples autochtones, contre la protection de l’environnement ou encore contre les mesures jugées trop restrictives en matière de « libertés » pendant la pandémie. Les droits sociaux et les droits humains sont considérés dans son discours comme les privilèges de « la caste », terme fourre-tout qui, s’il renvoie vaguement à ceux qui vivraient de l’État sans travailler, désigne en réalité tous ceux qui sont contre lui.
Depuis son arrivée au pouvoir, Milei a dissous par décret le ministère des Femmes, du genre et de la diversité, nié l’existence des inégalités de salaire entre hommes et femmes et amorcé un projet de loi visant à abroger la légalité de l’interruption volontaire de la grossesse. Il a également ordonné la disparition des ministères de l’Éducation, du Développement social et du Travail, devenus des secrétariats au sein d’un méga ministère du Capital humain.
À ses yeux, la notion de droit et de justice sociale est resignifiée comme n’étant le privilège que d’une petite fraction de la société. « La justice sociale est injuste » ne cesse d’asséner Milei. L’idée même de solidarité est ainsi remise en question. Au prisme de cette vision conservatrice, ces pauvres sont de nouveau, comme les chômeurs piqueteros dans les années 1990, perçus comme des fainéants responsables de leur propre sort et qui, au lieu de travailler, auraient fait le choix de vivre aux crochets de l’État.
Ce discours s’avère d’autant plus efficace auprès des classes populaires et moyennes qu’elles sont affectées par la crise économique et se retrouvent donc sous la menace objective d’un déclassement qui les porte à se distinguer de ceux qui se trouvent socialement plus bas.
Manipulation de l’histoire et construction d’un ennemi interne
Au cœur de l’idéologie conservatrice de Milei, il y a une manipulation systématique de l’histoire (il nie les 30 000 détenus disparus pendant la dernière dictature militaire) et des connaissances scientifiques (il ne reconnaît pas que l’homme joue un rôle dans le changement climatique) et la mise en avant d’un récit complotiste qui présente le socialisme, le communisme et tout discours de défense de droits (ou contraire à celui du gouvernement), en « ennemi » du progrès de la nation.
De manière générale, dans son cadre discursif, tous ceux qui s’opposent à ses idées ne sont ni des opposants, ni des adversaires, mais des ennemis. À Davos, lors du Forum économique mondial, il a asséné que la lutte contre les inégalités hommes-femmes était « une lutte ridicule et antinaturelle entre l’homme et la femme », qui aurait été inventée par les socialistes « une fois que le business de la lutte de classes était fini ». Le socialisme aurait également été le responsable d’une autre invention : celle de la lutte écologiste, lutte « de l’homme contre la nature ».
Face aux coûts présumés des droits offerts à la « caste », il brandit son engagement de ramener le déficit fiscal à zéro, c’est-à-dire à front renversé de « l’histoire argentine de ces dernières 100 années ». Milei a ancré une grande partie de ses mesures dans la loi dite « omnibus » qui vise à refonder l’Argentine en se référant explicitement à une période présumée de grandeur du pays, à la fin du XIXe siècle, quand le pays était désigné comme « le grenier du monde ». Mais il omet sciemment de rappeler que l’Argentine de cette période était un État brutal et foncièrement inégalitaire qui était gouverné par une oligarchie et où les richesses, issues pour l’essentiel de la production agricole, se trouvaient entre les mains de quelques grands propriétaires.
Bras de fer avec les gouverneurs
Durant ces dernières semaines, Milei s’est aussi acharné sur des gouverneurs des provinces. Le président leur reproche d’aller contre le progrès du pays en refusant d’appliquer les politiques d’austérité qu’il préconise. Il les accuse également de détenir des fonds cachés, et nourrit ainsi chez les gouvernés la méfiance et défiance envers les autorités.
Plusieurs provinces ont été pénalisées, en ne recevant pas les fonds qui leur revenaient via la Loi de Coparticipation fédérale des impôts. Ce que risquent dès lors les provinces, c’est par exemple la cessation de paiement des salaires des enseignants et qu’elles ne disposent plus des fonds nécessaires pour soutenir les secteurs les plus vulnérables (les cantines populaires, notamment). Précisons que cette mise en difficulté de l’économie des provinces vient s’ajouter à des mesures politiques (déremboursement des médicaments, pensions non indexées sur l’inflation, etc.) qui aboutissent à la précarisation des retraités des classes populaires et moyennes.
Il faut bien comprendre qu’au travers de ce conflit avec les gouverneurs, le gouvernement cherche à remettre en cause le principe du fédéralisme inscrit dans la Constitution du pays et, par là même, de l’unité nationale. Le fédéralisme constitue dans l’esprit de Milei, au-delà des règlements de compte personnels entre élites, le dernier barrage à la concentration du pouvoir à l’échelle nationale. Dès lors, on comprend pourquoi une telle attaque a poussé les provinces à s’unir au-delà des appartenances partisanes pour résister, et même à envisager la possibilité d’émettre des bonos (une cryptomonnaie locale) comme moyen de combler le déficit entraîné par la suppression des fonds du gouvernement.
Dans un contexte de crise économique et politique et de crise des partis de l’opposition, Milei et son gouvernement incarnent une extrême droite qui défend les intérêts des grands monopoles financiers et du grand capital en essayant de limiter au maximum la fonction de l’État redistributeur. Au-delà des outrances verbales de Milei, il s’agit là sans doute de l’un des principaux fondements de son idéologie politique.