La Fête de la Pentecôte revisitée à la lumière de l’enseignement du Galiléen
André Scheer, bibliste et exégète laïc.
La fête de la Pentecôte est une fête juive particulièrement joyeuse, la fête des moissons, appelée encore fête des semaines, car célébrée cinquante jours (sept semaines) après Pâques. Après l’exil (VIe siècle av. J.-C.), la fête a été rattachée à la réception de la Tora au Sinaï, et elle était vue à Qumran comme celle du renouvellement de l’Alliance [1] entre « Il est là » et le peuple d’Israël. Commençons donc notre découverte avec la Pentecôte juive, celle de Jésus de Nazareth…
La Pentecôte juive : fête du don de la Tora au Sinaï
Les prêtres du Temple de Jérusalem ont mis au point, dès l’amorce de l’expérience d’Israël [2], un système prescriptif impossible à satisfaire pleinement et ont donné au Temple, qu’ils géraient entre quelques familles, le rôle d’une machine à pardonner les péchés, c’est-à-dire les manquements aux dits commandements.
Dans sa lecture littérale, le texte du don de la Tora à Moïse au Sinaï, midrash [10] au sens profond, a été utilisé pour faire remonter l’origine de ce Code de prescriptions à Dieu lui-même. Malheureusement ! Pourtant ce texte évoque, par les images qu’il emploie – et qui ne sont que des images – les rapports de Dieu avec son peuple. Voyons-donc ce texte, dans sa transcription littérale de l’hébreu.
Un Midrash qui a pu être détourné
10.« Et “Il est Là” dit à Moïse : – Va vers le peuple, et garde-les à part [3]. » (…) 12. « Et tu fixes autour une limite pour le peuple, en disant : – Gardez-vous de monter dans la montagne et d’en toucher la fin. Quiconque touche la montagne va vraiment mourir ! » (Exode 19)
Il est beau ce passage qui nous dit que l’homme ne doit pas se faire un Dieu à sa main, selon ses convenances. D’où l’insistance du texte à montrer que le peuple doit rester loin de la montagne du Sinaï, ne pas « arranger » Dieu à ce qui lui conviendrait, ne pas le manipuler ou le cuisiner à sa sauce. Très proche de la position du Maître de Nazareth dans la prière qu’il enseigne aux disciples (dans les archives reprises par Luc 11, 1) : « Qu’aucun de tes noms ne fasse l’objet de manipulations ! » Mais cela peut être détourné pour faire considérer le rôle des sacrificateurs comme celui d’intermédiaires indispensables entre Dieu et les hommes, et c’est ce que les autorités du Temple n’ont pas manqué de faire croire, au cours des 7 siècles dont nous parlions plus haut… 16.« Et voici, au troisième jour, dans l’être du matin, qu’il y a des voix, des éclairs, et une lourde nuée sur la montagne, et la voix du shofar très forte, et tout le peuple qui est dans le camp tressaille. » 18. « Et toute la montagne Sinaï fume, en face, comme “Il est Là” descend sur elle dans un feu, et sa fumée monte comme une fumée de fournaise, et toute la montagne tressaille fort. » 19. « Et voici, la voix du Shôfar, elle va et se renforce beaucoup, Moïse parle, et le Dieu lui répond par une voix. » (Ex 19)
Notons plusieurs images magnifiques employées par ce midrash :
– La montagne, qui représente toujours la venue d’une naissance. En hébreu, Har (La montagne – le nom) correspond au verbe concevoir pour une femme dans son ventre (Harah – le verbe). Une manière de dire que les dix premiers commandements reçus n’ont pour seul objet que d’amener les hommes qui les pratiqueront à naître.
– Des voix fortes, des éclairs, des nuées, des tressaillements ou tremblements de la foule des Hébreux et de la montagne, du feu et de la fumée soulignent l’importance du moment dont on parle, par des images, encore une fois. Elles sont là pour parler d’un appel (les voix fortes), l’illumination qu’apporte dans la vie des Hébreux ce qui va être dévoilé (les éclairs), le fait que toutes ces choses sont à découvrir progressivement dans nos existences (les nuées qui cachent), l’effroi dont les hommes sont saisis lors de ce dévoilement (les tressaillements des Hébreux comme de la montagne), la vigueur et l’importance de ce qui est en cause (avec le feu, la fumée, la fournaise…).
– Le dialogue entre « Il est là » et Moïse, cette figure qui conduit les Hébreux à s’arracher de l’Égypte, le pays merveilleux où l’on disposait de tout et qu’il importe de quitter pour arriver à vivre vraiment (comme le Jardin d’Eden dont il faut sortir pour commencer à vivre, comme nous le verrons).
De toutes ces images, aucune n’est exacte ; elles ne relatent pas des événements ou des personnages ayant existé de la manière dont on les présente. Mais chacune est d’une vérité, d’une profondeur exceptionnelle pour ouvrir les hommes à la vérité de leur existence [4].
« Le drame est de prendre ces images pour des faits exacts. » On perd alors tout le sens du midrash en faisant de celui-ci un catalogue de prescriptions imposées par la divinité, alors qu’il s’agissait de communiquer le fond d’une expérience humaine solide, à réinventer en fonction des besoins et des circonstances. C’est évidemment ce que n’ont pas manqué de faire les sacrificateurs du Temple pour assujettir les hommes et les femmes d’Israël à leur position d’interlocuteurs indispensables avec la divinité, et… pour leur faire rétribuer confortablement ce rôle qu’ils se sont eux-mêmes attribué.
La mise en place d’intermédiaires incontournables…
25.« Et Moïse descend vers le peuple et il leur dit. » 20, 1. « Dieu a parlé toutes ces paroles-là, en disant : – 2. Je suis “Il est Là” ton Dieu, qui te fais sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves. – 3. Il n’y a pas pour toi d’autres dieux sur mes faces…/… » 18.« Et tout le peuple voit les voix et les éclairs, et la voix du shôfar, et la montagne fumante. Et il voit, le peuple, et ils tremblent et ils se tiennent au loin. Et ils disent à Moïse : – 19. Toi, parle avec nous, et nous écoutons ; mais que Dieu ne parle pas avec nous, de peur que nous ne mourions ! »
Sans entrer dans le détail merveilleux des dix Paroles, comme les appellent nos frères juifs aujourd’hui, nous voyons ici le danger de considérer les images comme le récit d’événements exacts. Moïse est l’intermédiaire des Hébreux dans leurs relations avec leur Dieu. La parole de « Il est là » ne peut que passer par lui. Toute relation directe entre l’homme et son Dieu semble pouvoir être considérée comme proscrite. « Que Dieu ne parle pas avec nous, de peur que nous ne mourions ! »
Même si d’innombrables autres textes de la Bible évoquent cette relation directe de l’homme avec « Il est là », notamment tous les Psaumes, les histoires des Patriarches, les Prophètes, etc., on voit bien le parti qu’une caste sacerdotale a pu tirer de sa lecture littérale pour justifier sa position et son injonction à la faire financer par le peuple.
Aussi, va-t-il être particulièrement intéressant de voir comment ces textes lus pour la Pentecôte juive ont inspiré les premières Églises, après 90, pour forger une autre fête de la Pentecôte, la leur… la nôtre !
La Pentecôte des Églises
Autant se mettre tout de suite sur le dur : le récit de la Pentecôte des Disciples, dans les Actes des Apôtres, n’a rien à voir avec ce qui s’est effectivement passé cinquante jours après la Pâque de Jésus !
En ce qui concerne les faits
Comme les Évangiles le rapportent, les disciples se sont enfuis de Judée pour revenir en Galilée, avant de faire, là-bas et autour de Simon, l’expérience de la présence réelle de Jésus en eux (ce que l’on nomme résurrection, c’est-à-dire réveil ou relèvement). À l’automne de l’année 30, soit quelque 6 mois plus tard, ils sont remontés à Jérusalem pour partager cette expérience-là avec leurs frères juifs, y ont rencontré l’opposition des autorités du Temple, et ont commencé à fonder la première des Assemblées délibératives (les Ecclésias) à Jérusalem avant que de les étendre, contraints par les poursuites dont ils font l’objet de la part des autorités du Temple et de Rome, dans toute la diaspora juive de l’Empire. Une ouverture aux nations non juives dictée en quelque sorte par les contraintes de l’histoire. Osons le dire, ce que Jésus n’aurait jamais pu imaginer, car son horizon était nécessairement limité à Israël !
Le récit de Silas, qui intégrait la transcription en grec classique des Paroles de Jésus notées par Lévi ainsi que du Récit de Simon (soit les Archives du Mouvement Nazaréen), devait comprendre aussi le récit de la mise en place des Premières Assemblées évoquées ci-dessus [5]. Ce dernier a été effacé pour être remplacé, au temps de la rédaction des Évangiles, par le « merveilleux » midrash de la création des premières Églises [6]. Irréparable !
Le midrash des actes
1.« Et voici que dans ces jours lointains, comme on atteignait le jour de la Pentecôte, étant tous ensemble dans le même lieu. » 2. « Voici qu’arrive soudainement un bruit venant du ciel, tout à fait comme porté par un souffle violent, et il a rempli toute la maison où ils étaient assis. » 3.« Et des langues divisées sont vues par eux, comme issues du feu, et elles se sont établies, une sur chacun d’eux. 4 Et tous ont été remplis du Souffle pur, et ils se sont mis à parler confusément en des langues autres, comme l’Esprit leur donnait de déclarer à haute voix. »
Si, au début de l’été 30, les disciples de Jésus étaient tous en Galilée comme le disent les Évangiles, pourquoi donc construire une fiction les situant ensemble, en mai, à Jérusalem ? Ce ne peut-être, à mon avis, que pour transmettre au lecteur les découvertes faites par les disciples des Assemblées ou par les premiers fidèles des Églises et préciser le contenu de ces découvertes par différences avec le premier récit de Pentecôte du livre de l’Exode vu plus haut. Voyons-les, ces différences.
Tout d’abord, les choses ne se passent plus sur une montagne, mais, dans une maison, à Jérusalem. Le texte veut donc parler d’autre chose que de la remise d’un code de prescriptions, par soi-disant Dieu, à Moïse ou à un autre leader du peuple juif. Même si elle reviendra bientôt dans la théologie des Églises, au départ, nous sommes affranchis de l’idée d’Alliance, c’est-à-dire de contrat entre Dieu et les hommes ; notons que c’était la conviction profonde de Jésus de Nazareth.
Nous sommes également sortis du cadre d’un monument religieux, avec cette nouvelle secte issue du judaïsme qui investit désormais un espace privé qui a pris la place du Temple (Temple que l’on nommait souvent « La Maison »…), Temple qui de toute façon n’existe plus lorsque l’on écrit les Évangiles et les Actes tels que nous les connaissons, vers 110.
Le feu, les voix puissantes, le souffle violent évoquent, comme dans l’Exode, la remise d’un don, mais d’un don de Dieu qui n’est plus transmis à un leader, mais qui repose sur des disciples (que l’on va habiller en Apôtres vers 110 au plus tôt). Ce don est un Souffle pur, un agent qui pourrait mettre en mouvement ceux qui se laisseront bouger par lui, mais un Souffle qui est destiné à tous les hommes de toutes les nations. Souffle pur, non manipulé par quiconque et destiné à être répandu dans toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. La sortie du judaïsme, que Jésus de Nazareth n’avait pu même imaginer, est devenue une obligation. Elle est fidèle à celui sur lequel on fonde la nouvelle secte – devenue religion malgré elle -, en s’inspirant de la liberté que Jésus avait prise pour abattre les cloisons qui séparaient ses frères juifs avec des critères de pureté qui excluaient les plus laborieux d’entre eux.
S’il n’y a rien d’historique dans le récit, au sens où nous l’entendons, le tableau brossé est fidèle à ce qui s’est passé au début du IIe siècle. Il reste très solide, même une fois que l’on en a retiré le côté merveilleux du conte oriental !
La réception de l’Annonce d’un judaïsme nouveau
5.« Il y avait des Juifs qui habitaient à Jérusalem, des hommes pieux, de toutes nations d’entre celles qui sont sous le ciel. » 6. « Alors précisément, cette voix venant à naître, la multitude s’est rassemblée et a été bouleversée de ce que chacun les entendait parler dans sa propre langue. » 7. « Alors, ils étaient hors d’eux-mêmes et ils étaient stupéfaits, se disant les uns aux autres : – Vois ! Tous ceux-ci qui parlent confusément ne sont-ils pas des Galiléens ? » 8. « Et comment les entendons-nous, chacun dans son propre langage, dans lequel nous sommes nés ? » 12. « Alors, tous étaient bouleversés et dans un grand embarras à propos de ce qui est en train de naître, se disant l’un à l’autre : – Qu’est-ce que cela désire être ? » 13. « D’autres tournent cela en dérision, disant que ceux-ci sont pleins de vin doux. »
Si le midrash nous suggère ce qui s’est passé dans les soixante premières années de la vie des Assemblées de disciples dans la diaspora, comme dans les premières années de la vie des Églises, après 90, sa partie merveilleuse ne pose plus question. Oui, les nations de la diaspora juive, éloignées de Jérusalem recherchaient depuis des décennies une manière de vivre leur judaïsme qui ne les coupe pas de leurs partenaires de l’Empire, avec lesquels ils partagent leur vie sociale, font des affaires, ont des relations de proximité et de voisinage, marient leurs enfants, etc. Et quand ils découvrent, avec les Assemblées de disciples de Jésus, puis avec les premières Églises, cette manière nouvelle de vivre, sinon le judaïsme rabbinique qui les couperait encore davantage de leurs voisins que celui de feu le Temple, mais un judaïsme désormais affranchi du prescriptif des Commandements, des Règles de comportement que les nouveaux Pharisiens imposent à tous les juifs orthodoxes… Eh bien, ils s’emballent ! Qu’auriez-vous fait à leur place ? C’est ce qui explique la fulgurance du développement du mouvement de Jésus dans toute la diaspora juive du bassin méditerranéen, comme celui des premières Églises. Il faudra attendre le milieu du IIIe siècle au moins pour que les non-Juifs ou non craignant-Dieu prennent une place significative dans les Églises.
La situation est la même que celle que Paul rencontre à Rome, où il attend le début de son procès en avril-mai 64, dans ses échanges avec les Juifs de Rome. Certains Juifs s’ouvrent à cette nouvelle Annonce (et non-Alliance !), alors que d’autres la négligent et resteront campés sur le judaïsme orthodoxe, comme certains des juifs romains avec lesquels Paul discute à Rome, ou sur le judaïsme rabbinique pour les juifs du début du IIe siècle.
On remarquera simplement que le texte des Actes des années 110 ne mentionne pas le refus du contrat d’Alliance prôné par Jésus lui-même lors de son arrivée à Nazareth (Lc 4, 15-23) ni la Gratuité offerte en lieu et place du Contrat. L’Église reviendra bien vite dessus, comme le texte va le montrer plus loin. Décidément, les leaders qui gèrent les foules finissent toujours par se ressembler…
Lorsque les auditeurs des disciples sont stupéfaits de les entendre parler dans la propre langue de chacun, le texte évoque quelque chose qui a eu lieu, effectivement, après le milieu des années 40 avec les Assemblées délibératives de disciples de Jésus, ou après les années 90 avec les premières Églises, lorsque celles-ci se répandent partout dans l’Empire. Et pour convaincre les Juifs ou les craignant-Dieu qui peuplent les communautés de la Diaspora sur tout le bassin méditerranéen, il était nécessaire de parler leur langue, non ! Il n’y a rien de miraculeux là-dedans, les choses se sont seulement passées à une époque bien plus tardive que le midrash ne nous le dit de façon imagée.
Le rêve de Joël
Après avoir cherché à convaincre ses auditeurs juifs de la sobriété des disciples, Simon [7] leur parle justement du rêve de Joël :
16. « C‘est ici ce qui est dit par le prophète Joël » 17. « Et il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai de mon Souffle sur toute chair, et leurs fils et leurs filles prophétiseront, et les jeunes gens verront des visions, et les vieillards auront des songes. » 18. « Et je répandrai de mon Souffle sur mes serviteurs et sur mes servantes… »
Oui, lorsqu’au milieu des années 30, les disciples ont eu fait l’expérience, au sein des Assemblées délibératives appelées Ekklésias, du fait que la manière dont Jésus de Nazareth proposait de vivre le judaïsme intéressait les juifs de la diaspora, ils n’ont pas pu ne pas citer Joël. Ce Joël qui rêvait, quelques trois siècles plus tôt, de voir ses frères juifs vivre à plein leur relation à « Il est là ». À plein, c’est-à-dire en ayant tous reçu le Souffle Pur de leur Dieu, son Esprit créateur, dirions-nous. Sans les intermédiaires parasites des plus pauvres d’entre eux. Sans les préalables d’un salut qu’il faudrait s’attacher à mériter, puisqu’il nous est donné, puisque, « Il est là » répand cet Esprit sur chacun d’eux…
Une responsabilité collective du peuple juif ?
Simon va poursuivre son discours à l’adresse de ses frères juifs, non sans commencer à mêler les responsabilités à propos de la mort de son Maître sur le bois.
22. « Hommes honorables d’Israël, écoutez ces paroles : – C’est Jésus le Nazôréen, homme de valeur, accueilli avec empressement par Dieu auprès de nous grâce à des choses puissantes, des merveilles et des signes que Dieu a faits par lui au milieu de vous, comme vous l’avez vraiment compris. »23.« Cet homme condamné à mort par le Conseil, abandonné selon la prescience de Dieu, vous l’avez fait mourir aux mains d’hommes sans loi en l’ayant lié au bois. » 24. « Celui-là, Dieu l’a relevé, l’ayant délié des terribles souffrances de l’Hadès, puisqu’il n’était pas possible qu’il soit en son pouvoir. »…/…32. « Ce Jésus, donc, Dieu l’a relevé, nous en sommes témoins. 33. Élevé à la droite de Dieu, et ayant reçu du Père la promesse du Souffle pur promis, il a répandu ce don que vous voyez et que vous entendez. » 36.« Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu l’a fait et Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez mis sur le bois. »
Oui, ce discours date au plus tôt des années 90, pourquoi ? Eh bien parce que sa façon de présenter les circonstances de la mort de Jésus ne peut dater que d’une période où les Assemblées, puis les premières Églises, sont entrées dans une lutte à mort pour survivre et se dire le « Nouvel Israël ».
Si nous revenons aux faits tels que nous les décrivent les Archives dans Luc pour l’essentiel (Lc 22, 47-23, 25) :
- Jésus, le soir du jeudi, est mis en présence d’une partie du Sanhédrin (des membres sûrement triés sur le volet par Caïphe) qui, de nuit, suggère avoir entendu un blasphème du Nazaréen justifiant, sans le dire explicitement, qu’il doit être exécuté. Aucune sentence n’est prononcée, le blasphème lui-même est suggéré et non formulé. Jésus ne peut se défendre, puisqu’il n’est pas accusé. « N’en avons-nous pas assez entendu ? » dira Caïphe. Ni faute énoncée ni sentence prononcée. Question perversité, Staline était un enfant (de chœur !) à côté de l’aristocratie du Temple de ces années-là [8].
- La foule a été soigneusement tenue à l’écart de toute l’affaire, tant on connaissait son adhésion au prévenu. Les autres Évangiles la mêleront à l’affaire en abusant du lecteur. Jamais le prétoire de Pilate n’aurait pu contenir une foule. Ce faisant, leurs auteurs commettront un forfait dont les conséquences s’étaleront sur des siècles en faisant du peuple juif de l’époque une foule responsable de la mort de Jésus. Même si on entend bien peu parler de ce forfait aujourd’hui !
Le fait que Simon, appelé Pierre (après 90), s’adresse aux juifs de Jérusalem en disant qu’ils ont, eux-mêmes et leur Conseil, lié Jésus au bois de la croix ne peut se comprendre qu’après 90 et la rupture totale entre le judaïsme rabbinique des Sages et les Églises. Ce discours ne peut dater que d’une époque où les deux mouvements du judaïsme sont entrés dans une lutte à mort et où tous les coups étaient permis, malheureusement. Le plus fort (les Sages) cherchant à éradiquer le plus faible (les Églises) avec l’appui des autorités romaines jusqu’au milieu du IIIe siècle…
La présentation de la résurrection de Jésus comme un événement matériel alors que son réveil est essentiellement une expérience intérieure vécue par les disciples (de toutes les époques) ne peut, elle aussi, dater que d’une époque où on va la chosifier, la présenter comme un fait concret, extérieur. De même, la manière dont on parle de Jésus assis à la droite de Dieu, en reprenant les formules utilisées autour de -4 par les disciples de Ménahem (« ressuscité le troisième jour, assis à la droite de Dieu, au milieu de ses anges, etc. ») [9] ne peut que dater du début du IIe siècle.
Après cela, que faire ?
37. « Alors tous ceux qui s’étaient rassemblés et avaient entendu eurent le cœur transpercé et certains d’entre eux dirent à Pierre et aux apôtres : – Que ferons-nous donc, hommes, frères ? Montrez-le-nous ! »
38. « Et Pierre leur a dit : – Changez votre façon de voir, et que chacun de vous soit baptisé au nom du Seigneur Jésus-Christ, pour le pardon des péchés, et vous prendrez le don du Souffle pur. »
39. « L’Épangélie est en effet pour vous et pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont au loin, autant que le Seigneur notre Dieu en appellera d’entre nous. »
Ce dernier passage confirme ce que nous avions vu sur la période de rédaction du texte, le début du IIe siècle, soit près de 80 ans après la mort de Jésus de Nazareth, 80 ans aussi après la montée des disciples autour de Simon à Jérusalem pour proclamer à leurs frères juifs leur volonté de vivre désormais le judaïsme à la manière du Nazaréen. Ce qui n’empêche pas de comprendre qu’il évoque assez justement la réalité du début de l’aventure des Églises, qui est toujours aussi la nôtre.
Que faire demande-t-on à Simon ? La réponse va être, non pas celle de Simon, le disciple qui cherchait à vivre l’enseignement du Galiléen dans les Assemblées des juifs qui le souhaitaient, mais celle de Pierre, le socle de ce qui devient l’Église, qui propose aux juifs de Jérusalem l’entrée dans ladite Église en passant par le baptême. Le rite d’entrée des Esséniens dans la communauté de Qumran est déjà devenu celui de l’entrée dans l’Église. Le baptême de l’eau, que Paul n’a jamais connu, car à son époque (avant 64) on ne parlait que de la cooptation par imposition des mains. On remarquera que le baptême comme rite d’entrée ne peut concerner qu’une communauté où il y a une porte d’entrée, c’est-à-dire une communauté fermée, dotée d’une entrée que l’on peut ouvrir, à certaines conditions. Cette communauté-là n’était pas celle que Jésus avait pu imaginer, qui aurait été une communauté ouverte à tous. « Et même à toutes », imaginez !
Nous avons peut-être le cœur serré en voyant, avec l’établissement de la structure de l’Église, les indices de fermeture qui l’accompagnent… La gratuité si chère à Jésus commence elle aussi à disparaître ! Non seulement on n’en dit pas un mot dans le texte, mais encore le discours de Pierre (début du IIe siècle…) évoque le baptême en indiquant que ceux qui le voudront pourront être baptisés « pour le pardon de leurs péchés » ! On rappellera que pour Jésus, celui-ci était acquis de façon définitive pour tout homme (voir Lc 4,22 et son arrivée à la synagogue de Nazareth : « Ils étaient tous stupéfaits des paroles de gratuité qui sortaient de sa bouche ! »).
Oui, bien sûr, il faut changer de façon de voir, mais… Plus le temps va avancer, plus les façons de voir anciennes vont se mettre à resurgir ! Pour devenir les règles nouvelles…
Mais qu’est-ce donc que cette Épangélie dont parle le texte ?
Les traducteurs évitent d’en parler en traduisant Epaggelia par « promesse ». C’est gentil, cela ne fait pas de mal, mais c’est faux ! (Ils ont confondu Epaggelia avec Epaggelma, la « promesse, l’annonce, le programme, la déclaration… »)
L’Épangélie est un terme de droit. Il s’agit d’une annonce faite à un orateur ou à un homme public qui a été reconnu indigne ; on lui annonce qu’il devra subir une nouvelle épreuve pour vérifier qu’il sera bien apte à exercer les nouvelles fonctions qui pourraient lui être confiées.
Cette annonce d’une nouvelle épreuve, elle va être faite à ceux qui se sont montrés indignes de ce qui leur avait été confié. Et ceux qui se sont montrés indignes, ce sont les Juifs que Pierre met (un peu) dans le même sac que les membres du Conseil qui ont livré Jésus à Pilate pour le faire crucifier. En quelque sorte, une manière de dire : « Vous êtes, au moins en partie, responsables de la mort de celui qui est désormais le “Christ” pour nous. Donc indignes, et vous serez donc soumis (vous, ainsi que vos enfants) à une épreuve nouvelle pour vérifier que l’on peut vous compter désormais justement parmi nous… » Ce qui ne s’emboîte pas vraiment, mais pas vraiment du tout, avec l’enseignement du Galiléen, avec son accueil inconditionnel de tous et de toutes, ne trouvez-vous pas ? Vous voyez où nous conduisent une transcription littérale des textes et l’attention à tous ses mots…
Pour l’essentiel
Aujourd’hui, ce texte sur la Pentecôte des premiers fidèles ne nous invite-t-il pas à retrouver l’Homme de Nazareth de la façon la plus urgente ? À recaler nos croyances, nos attentes et nos rêves sur les siens ? À oser regarder notre véritable passé d’Église sans être tétanisés par la peur de rompre avec ce qui nous rassure, tant cela est ancien, usé, ronronnant. À ne pas croire qu’il serait malséant d’être sincère sur une histoire qui dit des choses si justes de nous-mêmes, aujourd’hui ?
Notes :
[1] Alliance est un terme militaire qui définit les obligations d’un vaincu envers son vainqueur. Il est significatif que ce terme ait été repris (même si cette autre Alliance n’est plus d’ordre militaire) pour caractériser les relations entre « Il est là » et Israël. Dans notre vocabulaire courant, Alliance s’apparente à un contrat ; celui dont Jésus disait que « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et un contrat » (Lc 16,13). L’Alliance s’apparenterait pour nous, à l’application d’un plan de redressement suite à un dépôt de bilan ; il faut purger ses dettes. Or pour Jésus, il n’y a jamais eu, et il ne peut y avoir, de dettes entre Dieu et les hommes ! [2] Tous les prophètes du judaïsme, depuis les plus anciens aux derniers d’entre eux – soit sur plus de sept siècles – ont contesté la manière dont les Sacrificateurs de Jérusalem ont utilisé leurs fonctions pour accaparer les richesses produites par les gens du peuple, y compris les plus pauvres d’entre eux. [3] Garder à part, ne pas manipuler, ne pas toucher ou contaminer, ce sont les sens mêmes de sanctifier. En hébreu, le même mot « Qadosh » signifie pur, sacré ou saint ; trois notions absolument identiques pour un Sémite. « Sanctifie-les », dans le texte de l’Exode, c’est les garder à part, les garder séparés, loin. [4] Il est fondamental de faire la différence entre Exact, c’est-à-dire correspondant à des choses, à des personnages ou à des situations s’étant déroulées comme on le décrit, et Vrai, c’est-à-dire propre à faire comprendre de manière juste les grands enjeux de l’existence de chacun. En ce sens, les récits bibliques sont le plus souvent totalement inexacts, mais tellement vrais ! [5] Le récit de Silas comprenait en outre la relation des pérégrinations de Paul, son compagnon. Cette partie de son récit constitue la seconde partie des Actes des Apôtres, qui en est aussi la plus ancienne, à partir du § 13 des Actes et de quelques passages précédents. [6] Merveilleux midrash, oui, mais aussi conte oriental féerique, dépassant les limites du vraisemblable ! La relation de Silas sur la mise en place des premières Assemblées devait être d’une tout autre portée… Dommage. [7] Encore une fois, Simon n’a jamais su de son vivant qu’il se nommait Pierre, pas plus que Jésus ne savait de son vivant qu’il l’avait appelé Pétros pour la bonne raison que ce nom n’existe pas en grec avant le début du IIe siècle ! Avez-vous des amis qui ont appelé leur fils Caillou ou Parpaing ou Godon… ? Pourtant Dieu sait si l’on en invente aujourd’hui, des noms bizarres ! Après 90, comme Jérusalem avait été bâtie sur le roc, l’Église a aussi voulu posséder le sien, qui, trouvaille magnifique, a été non pas une montagne, mais une personne ! La personne de Simon, le disciple le plus proche de Jésus, d’où sa nouvelle dénomination. [8] Dénoncer la turpitude de la famille de Hanne, dont Caïphe fait partie, n’a rien à voir avec un antisémitisme quelconque. Le parasitisme des élites du Temple a été, comme on l’a rappelé, dénoncé par tous les prophètes d’Israël, depuis les plus anciens jusqu’à Jean le Baptiste. Les hommes et les femmes d’Israël, et tout particulièrement les plus pauvres d’entre eux, ont souffert pendant des siècles de leur capacité d’extorsion. [9] Menahem, chef des Esséniens, a engagé une révolte contre Rome après la mort d’Hérode le Grand, en -4. Il a cherché à y associer les Pharisiens, ce qu’Hillel a refusé. La rébellion a été matée dans le sang par les légions, les rebelles crucifiés. Varus imposa qu’on les laisse trois jours sur le bois. À l’issue de ce délai, les disciples de Menahem proclamèrent que leur maître était vivant, assis à la droite de Dieu au milieu de ses messagers… Un psaume de la grotte 4 de Qumran, écrit par Menahem, témoigne de cette croyance. Voir le livre L’Autre Messie d’Israël Knohl. [10] Note de la rédaction : Le Midrash est une méthode d’exégèse et d’interprétation élaborée par des rabbins pour aller au-delà du sens littéral du texte biblique et en dégager le sens profond. On peut se reporter à Libérer les évangiles – Une lecture midrashique de l’événement JésusSource : Golias Hebdo n° 217, p. 6
