Mystère du don
Michel Jondot.
Le prix des choses
J’avais un ami, Pierre, qui portait au doigt deux anneaux, bien qu’il n’ait jamais été marié qu’une seule fois. L’un d’entre eux était une alliance assez ordinaire, mais d’un certain prix. L’autre était un anneau en fer blanc. Il se trouvait qu’en septembre 1939, il était fiancé ; mais la date fixée pour le mariage ne tenait plus. Ce marin avait reçu sa feuille de mobilisation et devait se trouver, sans attendre, dans le bateau qui l’emporterait, il ne savait où. Le jeune couple réussit à convaincre la Mairie et la Paroisse de célébrer leur union de toute urgence, la veille du départ. Mais ils ne trouvèrent pas une seule bijouterie ouverte pour acheter les alliances. Ils se contentèrent alors de deux anneaux de rideau qu’ils trouvèrent au fond d’un tiroir. Il leur fallut attendre la fin de la guerre pour trouver un signe plus traditionnel de leur mariage. Quand Pierre m’expliqua ces circonstances, il insistait pour dire qu’il était attaché au morceau de métal valant quatre sous, beaucoup plus qu’au bel anneau d’or qu’il avait réussi à trouver au bout de quelques années. C’est avec cette bricole de rien du tout qu’ils avaient, lui et son épouse, posé ce geste traditionnel où l’on donne et reçoit : « Je te donne cet anneau… Je reçois cet anneau… ».
Donner, recevoir, transmettre sans rien attendre, mais en sachant accueillir : autant d’actes qui permettent que la vie soit humaine : belle et sans prix. L’échange des biens dans la gratuité change la saveur et le poids des objets ; il transforme la vie.
Le prix et la donation
Une expérience de ce genre peut aider à comprendre le récit de la multiplication des pains. Est-elle vraisemblable cette histoire ? Là n’est peut-être pas la vraie question. Jean, le narrateur, met en valeur cette opposition entre le prix des choses et la donation qu’on en fait. Il nous dit que la question de Jésus n’était pas innocente. Celui-ci commence par se situer à un niveau économique en s’adressant à Philippe : « Où pourrions-nous acheter… ? » Le narrateur précise : « Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. » Il savait, dites-vous, qu’il allait faire un acte spectaculaire ? Si vous croyez cela, vous vous confondez avec la foule qui veut le faire roi. Ils n’ont rien compris et acculent Jésus à se cacher.
En réalité Jésus tente de faire comprendre qu’un monde peut exister qui n’ait pas le seul argent comme moteur. « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain », lui dit-on. Qu’à cela ne tienne ! Vivons avec ce que l’on a sous la main. Mais vivre consiste à recevoir et donner, à créer des liens dans l’acte d’échanger. Jésus reçoit le peu dont on dispose. Il le reçoit non d’un notable, mais d’un petit garçon « qui a cinq pains d’orge et deux poissons ». Il le reçoit et il le donne : il pose le geste le plus humain qui soit. Il le fait avec tout l’amour dont il est capable et quand on aime, la faim disparaît. La sagesse populaire l’a compris : on peut vivre d’amour et d’eau fraîche. Le peu de nourriture reçu des mains d’un enfant donné à la multitude est capable d’assouvir la faim d’une foule. Quel est le poids de ce qui a été reçu par chacun ? Le texte ne le dit pas, mais la faim est assouvie par l’amour du donateur.
Ils remplirent douze paniers
Un signe est à remarquer. Jésus demande qu’on ramasse les restes du repas. Il faut « douze » corbeilles pour les contenir. Le chiffre est symbolique. Il évoque non seulement le nombre des disciples, mais celui de l’Ancien Peuple d’Israël avec ses douze tribus. Il évoque surtout, écrit par l’apôtre Jean, le nouveau Peuple de Dieu. Ce miracle de la multiplication des pains, en effet, est l’ébauche de l’Église et de l’Eucharistie. Qu’est-ce que l’Église en son fond ? Elle est le lieu où la faiblesse de Dieu manifestée sur le Calvaire est transformée en don. L’anéantissement de Jésus est total ; il ne reste rien de lui, moins que les cinq pains d’orge et les deux poissons d’un gamin. Au jour du Vendredi Saint, l’humanité atteint son sommet ; le corps du Christ, livré à la mort, est donné au monde et le transforme, promettant à chacun la résurrection : « Prenez et mangez, c’est mon corps livré pour vous. »
Nous n’étions pas dans la foule nourrie des mains de Jésus. Dans la mesure où nous sommes croyants, reconnaissons qu’à chacun de nous Jésus se donne. Méditons ce mystère. Dieu est donné aux hommes. « Grâce » est le mot qui désigne ce qui nous est ainsi offert.
Méditons ce mystère et entrons dans la cohérence qu’il suppose. La vie n’est vraiment humaine que là où les échanges entre les personnes sont gratuits. L’occasion est bonne pour signaler la noblesse du mariage chrétien. Celui-ci ne tient pas d’abord dans une morale immuable que beaucoup veulent défendre. Elle tient d’abord dans le fait que, dans la plupart des cas, les époux ne sont jamais en dette l’un à l’égard de l’autre. Quel époux songerait à exiger un salaire pour les services rendus à son conjoint ? Cette réalité est sans doute la raison qui a conduit l’Église à considérer l’union d’un homme et d’une femme comme un sacrement : se donner à autrui sans rien attendre en retour rend présent l’acte de Jésus se donnant sans condition.
L’occasion est bonne pour songer à nos vrais amis, à ceux dont les services qu’ils nous ont rendus nous paraissent tellement évidents que nous oublions de les remercier. Cultivons l’amitié qui crée entre nous des liens de vraie gratuité. `
Et, bien sûr, un récit comme celui-ci donne à réfléchir lorsqu’on constate qu’en réalité l’argent demeure le vrai moteur de l’histoire !