Lynn White : le christianisme à l’origine de la crise écologique ?
Adrien Louandre.
S’il n’y a qu’UN article à lire sur le rapport entre christianisme et écologie, c’est bien celui retranscrit dans ce livre. Lynn White (1907-1987), médiéviste californien, y critique longuement dans la revue Science, en 1967, l’héritage chrétien qui, pour lui, serait en (grande) partie responsable de la crise écologique. Il s’agit ici de présenter brièvement sa critique, puis de voir le droit de réponse apportée par l’Église catholique aux trois visions différentes que l’on peut avoir de la Création notamment à travers l’encyclique Laudato Si. Cet ouvrage se conclut par une riche analyse du philosophe Dominique Bourg qui permet de le situer dans le débat intellectuel aujourd’hui : les réactions que celui-ci a suscitées, comment il peut être approfondi et utilisé.
Aux racines scientifiques du problème : L’Occident et la technique face à l’Orient dès le Haut Moyen Âge.
Pour le médiéviste américain, c’est l’Église catholique romaine qui est en grande partie responsable philosophiquement de la catastrophe écologique qui commence alors à advenir. Il dépeint même une opposition entre Église latine et Église grecque : la première considère qu’il faut agir pour être saint, la seconde qu’il faut uniquement la foi pour cela. Ainsi, le saint catholique va faire de ses mains, le saint grec va préférer contempler. Les Latins interprètent le péché de manière volontariste et donc agissent sur la nature. Pour les Grecs, le péché est un aveuglement intellectuel et donc on ne trouve le salut que par l’orthodoxie, littéralement « la pensée claire ». Le saint latin agit, le saint grec contemple. Donc les implications du christianisme pour la conquête de la nature apparaîtront plus facilement dans l’atmosphère occidentale.
Il y critique une approche « technique » et « dominatrice » de la terre par l’utilisation de l’énergie hydraulique, inconnue en Orient. Cela se déroule à travers l’horloge mécanique à poids et dans l’araire pour le travail avec huit bœufs dans l’objectif d’économiser des forces de travail. Si vous êtes alors paysan, avec huit bœufs, vous êtes obligé d’être en coopération avec les autres paysans du village, car il est impossible alors de les posséder seul. Ainsi, cela révolutionne les villages et l’organisation sociale. Notons bien que l’agriculture a encore une plus grande importance qu’aujourd’hui et donc que le moindre changement qui y avait lieu bouleversait toute la société. Deux bœufs ne pouvaient que grattaient la terre : avec huit il est possible de la retourner complètement, de produire plus surtout dans les champs d’Europe du Nord, où elle est bien plus lourde que dans les pays du Sud.
Concrètement, l’araire permet d’avoir une lame verticale creusant le sillon, d’un soc horizontal pour découper la terre et un versoir pour la retourner. On passe de l’agriculture de subsistance à une agriculture qui, si elle n’exporte pas réellement, permet de se nourrir pleinement. Cela va expliquer la croissance démographique des X-XIIIe siècles qui elle-même expliquera les grandes opérations de déboisement du Moyen Âge. Ainsi, ce n’est plus la famille qui répartit les terres, mais la capacité d’avoir une machine donc la relation à la terre est transformée et l’homme passe d’une relation harmonieuse avec elle a un rapport de domination. Ceci se voit notamment à travers les calendriers : on voit vers 830 un changement de paradigme, les illustrations y montrent des paysans moissonner, labourer, abattant des arbres, égorgeant des cochons alors qu’avant les représentations ne donnaient pas cela à voir. Ainsi, la vision de l’homme d’avec son environnement s’en trouve transformée. L’écologie est conditionnée par les croyances concernant notre nature et notre destinée. D’ailleurs, pour White, le communisme et l’Islam sont, du point de vue de la technique… des hérésies judéo-chrétiennes ! Dans le même temps, le christianisme vainc partout en Europe les paganismes. En détruisant l’animisme païen, le christianisme permet l’exploitation de la nature : le saint n’est plus dans les objets naturels ou dans un sanctuaire naturel, il s’approche par l’humanité. Face à cela, l’Orient, lui, avait arrêté sa science au feu grégeois au VIIe siècle. Tout ceci inaugure donc un nouveau rapport à la « technique » qui a pour objectif de « dominer » l’environnement. Ceci amènera à la pensée de Descartes au XVIIe siècle, adoubée par l’Église.
Les différentes approches possibles des récits de la Création.
White souligne que dans ces récits (parce qu’il y en a deux !) : « l’homme donne un nom aux animaux et végétaux, montrant sa supériorité ». Ainsi, au contraire des philosophies asiatiques par exemple, le christianisme apparait très anthropocentriste et met l’homme en haut de la pyramide de l’évolution. L’Homme et Dieu seraient « à part » et non intégrés à la Création.
Nous distinguerons trois approches différentes de la Création dans la Genèse.
- (1, 26-28) que l’homme soit à notre image et soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute la terre. Et dans Gn 9, 2-3 « vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et des oiseaux du Ciel » : la nature est alors soumise à l’homme.
- Gn 1, 31 Dieu vit tout ce qu’il avait fait et cela était bon. Dans Gn 2,15, l’Homme est placé dans un jardin. Il doit le garder, le cultiver, le servir. L’Homme est responsable de la Création, car fait à l’image de Dieu.
- Adam signifie « terre » ou poussière du sol (Gn, 2,7) ainsi, comme tous les êtres, il proviendrait d’un élan naturel du Créateur et toutes les autres créatures seraient ainsi donc frères et sœurs. Cette approche peut aussi être appelée celle de la « fraternité universelle ».
Pour White, historiquement l’Occident a choisi l’approche despotique qui aurait irrigué toute la pensée occidentale. De cela, tout le reste découle, notamment notre asservissement à la Technique.
La réponse franciscaine.
White connaît bien Saint-François, tellement qu’il le propose (avant Jean Paul II !) comme Saint patron des écologistes. Pour lui : « Saint François d’Assise est le plus grand révolutionnaire de l’Histoire chrétienne depuis le Christ [d’ailleurs] le premier miracle de Saint-François est qu’il ne finit pas sur le bucher comme beaucoup de ses successeurs gauchistes. » Pour White, le Poverello a « essayé de substituer l’idée de l’égalité de toutes les créatures, dont l’homme, à l’idée de domination illimitée de l’Homme sur la Création… mais il a échoué ». Pourtant il avance que le christianisme franciscain comporte une humilité intrinsèque vis-à-vis de Dieu et de la nature. L’orgueil cartésien serait alors étranger à l’esprit chrétien. Descartes, qui fera donc advenir une pensée où la nature ne constitue qu’une ressource à exploiter « ignore ce côté de la tradition chrétienne qui insiste sur les limites de l’Homme, sur ses péchés, sur son besoin de s’humilier ». White souligne que la réponse franciscaine est juste, car elle doit être, sinon religieuse, au moins spirituelle. Dominique Bourg en postface souligne que, si à la suite du Pape François, l’Église catholique se réapproprie l’héritage franciscain qu’elle a longtemps délaissé, il est possible de révolutionner le christianisme. Toutefois, White a commis, à mon sens, l’erreur de percevoir François d’Assise comme « hérétique » historiquement, vis-à-vis du reste de l’Église de l’époque, et non partie intégrante de celle-ci comme il l’était. Certes, il était grandement minoritaire théologiquement, mais le Pape Innocent III le laisse bien monter son ordre.
En France, Jean Bastaire qui est un des pionniers de la théologie écologique catholique ne fera pas cette erreur : François et sa « fraternité intégrale » sont bien dans la ligne de la Genèse et de la Bible (cf. Psaumes, cantique des trois enfants, etc.)
Dans Laudato Si, il y a une « rupture dans la continuité », un changement de style [1]. Le Pape François critique longuement ce qu’il appelle le « paradigme technocratique » et cherche à extirper cette mauvaise interprétation de la Genèse qui voudrait que nous soyons les dominateurs du reste du vivant, plutôt que d’en être les gardiens et les frères et sœurs. Ainsi, à la suite du Saint d’Assise, le Pape François va s’attacher plutôt aux deuxièmes et troisièmes approches du récit de la Genèse, comme nous pouvons le voir en LS 67-68 :
Nous ne sommes pas Dieu. La terre nous précède et nous a été donnée. Cela permet de répondre à une accusation lancée contre la pensée judéo-chrétienne : il a été dit que, à partir du récit de la Genèse qui invite à « dominer » la terre (cf. Gn 1, 28), on favoriserait l’exploitation sauvage de la nature en présentant une image de l’être humain comme dominateur et destructeur. Ce n’est pas une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l’Église. S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens, avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à « cultiver et garder » le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que « cultiver » signifie labourer, défricher ou travailler, « garder » signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature. Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures ; car, en définitive, « au Seigneur la terre » (Ps 24, 1), à lui appartiennent « la terre et tout ce qui s’y trouve » (Dt 10, 14). Pour cette raison, Dieu dénie toute prétention de propriété absolue : « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient, et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lv 25, 23).
Le livre permet d’aller bien plus loin dans les finesses des récits et de l’histoire théologico-politique de ces textes. Il constitue un bon point de départ pour être bien plus sensibles au monde, avec les conséquences politiques que cela implique.
Note :
[1] Laudato Si étant inspirée grandement de la théologie du Peuple, variante argentine de la théologie de la Libération. Elle s’inspire donc de Saint-François, qui d’après plusieurs historiens médiévistes n’aurait pas « pris le virage » de la théologie naturelle du XIIIe siècle qui est principalement enseignée depuis. Toutefois, sa pensée reste en continuité avec la théologie patristique et médiévale comme celle de St Basile, St Bernard ou St Bonaventure