Un lotissement chrétien – Ou l’émergence d’une géopolitique locale
Didier Vanhoutte.
« Voilà, j’ai lu votre ouvrage, que j’ai beaucoup apprécié, aussi bien sur le fond (très bon résumé des enjeux et du déroulement des faits) que sur la forme (clarté du propos). D’une certaine manière, vous avez écrit, sans le savoir, un ouvrage de géopolitique locale ! » C’est la phrase de Laurent Chalard dont Betty Delavenna, secrétaire de l’ALB (Association Laïque Bouchardaise) a pu prendre connaissance dans le message reçu de lui après sa lecture de « Un lotissement chrétien à L’Île-Bouchard, avant cent autres ? » [1] Laurent Chalard est un universitaire français réputé qui a publié quantité d’articles de presse dans des dizaines de médias français ou étrangers.
Un ouvrage de géopolitique locale…
Une France pyramidale, vivant intensément autour de ses grandes métropoles, tend peut-être à considérer que ce qui se passe dans ses « territoires » n’a en réalité que bien peu d’importance. Ses grandes écoles, son parisianisme, ses classes dirigeantes cultivant une autorité éprise d’abstraction, sa culture peu concernée par ce que vivent les « gens d’en bas » ont réussi à créer une fracture où peuvent fermenter toutes sortes de misères, de désespoirs, d’infections. On décide d’en haut et on fait fi de l’égalité et de la fraternité républicaines. Ces terres abandonnées voient fleurir des rancœurs diverses, les « bonnets rouges », les « gilets jaunes », entre autres, que l’on console en tentant de les endormir.
D’autres, venus d’ailleurs (ou presque), vont tenter de s’emparer de l’inflammation en la faisant bourgeonner dans leur intérêt. Ce sera le cas du Rassemblement national qui flattera la colère en prétendant défendre des vertus républicaines qui sont, à l’origine, bien peu les siennes.
Mais n’oublions pas ce catholicisme en cours d’effondrement. La pratique religieuse réduite à presque rien dans un pays réputé « catholique » (moins de 2 %). Il faudrait évidemment se demander pourquoi, mais cette seule question n’implique-t-elle pas d’imaginer qu’il faudrait changer quelque chose dans la relation d’un christianisme devenu obsolète avec un monde en cours de bouleversement ? Les rites ankylosés réputés reproduire à l’infini le dictat du Concile de Nicée (325), supposé définir ad aeternam la réalité divine, ne peuvent être remis en question, n’est-ce pas ? … Et si c’était justement ce qu’il conviendrait de faire ?
Vous n’y pensez pas ! Et pourtant, l’Église catholique, et peut-être l’ensemble du christianisme, se voient de plus en plus profondément coupés d’une société qui a fait siennes les découvertes scientifiques, la modernisation des moyens de transport et de communication, la libération sexuelle. Le partage des cultures a aussi révélé le caractère limité dans l’espace et le temps de toutes les convictions, tandis que les frontières ethnico-linguistiques se révèlent accidentelles. La « globalisation » de toutes ces données met à mal l’attachement à tous les particularismes.
On devine que certains – partout ? – ne l’ont pas vu de cet œil. Et l’on voit fleurir toutes sortes de mouvements rétrogrades illustrant la peur d’avoir perdu le sens même de ce que l’on est, et le désir fou de réinstaurer, sans tenter de l’amender, une identité surannée, teintée de l’exécration de l’autre. Sans essayer de comprendre en quoi il nous est profondément semblable.
La question que certains se posent : comment faire revenir la France à un christianisme dont la plupart de nos concitoyens se sont écartés ? En semant sur des terres en friche – ou supposées telles – la nostalgie de la « religion » d’antan, celle de l’entre-soi, du « tous semblables », de la tradition miraculeuse, de l’adoration du Saint-Sacrement, de tous les gestesliturgiques de « notre » enfance (!), pourquoi pas du poisson le vendredi, du confessionnal et des dix je-vous-salue-Marie, etc. Y a-t-il mieux pour cela qu’un village à l’écart de tout où la Vierge est censée être apparue à quatre fillettes en 1947 ? Alors, choisissons L’Île-Bouchard, en Indre-et-Loire, et créons-y une communauté de laïcs bien chrétiens, avant de faire essaimer tout cela vers d’autres lieux. Qui pour le faire ? La Communauté de l’Emmanuel y installe l’un de ses prêtres, puis l’entreprise Monasphère lance son projet de lotissement chrétien. Avec quel argent ? On l’a deviné, celui de Pierre-Édouard Stérin, du nom duquel la presse s’est emparée ces jours derniers. Même L’Humanité vient de sortir, dans son édition du 19 juillet, un article de 5 pages sur le personnage ! Nous y reviendrons.
Oui, mais voilà, nombre de Bouchardais ne l’entendent pas de cette oreille. Des laïques locaux protestent véhémentement contre ce projet religieux communautariste et alertent leurs concitoyens, dans le village, et bien au-delà. Eux aussi, tout villageois qu’ils soient, savent communiquer. Ils ont, non seulement comme tout le monde, leur radio et leur télévision, mais aussi leurs téléphones portables, leurs ordinateurs, Internet, X et Facebook, Instagram, LinkedIn, et même ils « parlent » aux gens de vive voix. « L’affaire » de L’Île-Bouchard fait grand bruit, créant une certaine gêne dans la classe politique plus ou moins complice. La stratégie à pas feutrés de Monasphère et de PierreÉdouard Stérin explose, et une excuse peu crédible est trouvée pour expliquer leur retrait sans gloire.
Mais il serait illusoire de considérer que toute intrigue visant à rechristianiser la France pour lui rendre son visage dévot et soumis au système ecclésial traditionnel s’est évaporée. C’est là qu’il faut revenir à L’Humanité du 19 juillet. On y révèle le foisonnement des projets de Pierre-Édouard Stérin et le financement dont il compte l’accompagner (« 150 millions sur les dix prochaines années »). Rechristianiser la France se trouve en conflit avec la laïcité et la République. Certains pourraient tenter de convaincre les citoyens, considérés individuellement, que tel idéal, ou telle option philosophique est la bonne, mais pas « la France », ce qui revient à recréer une dépendance par rapport à l’institution catholique romaine. La tendance de ce mouvement, comme à L’Île-Bouchard, est de vouloir faire naître des îlots communautaires prétendument légaux sur l’ensemble du territoire, et tenter de faire tache d’huile pour étendre l’emprise ainsi obtenue. Il y a là une contradiction flagrante entre un système communautariste et la laïcité française qui permet à chaque citoyen d’avoir des droits supérieurs à l’une quelconque des communautés auxquelles il pourrait appartenir. Le droit individuel se trouve au-dessus de toute entité.
Voyons comment Pierre-Édouard Stérin définit son projet. Un mouvement a été créé par lui, « Périclès ». Attention, c’est un acronyme. Le sens en est « Patriotes enracinés Résistants identitaires Chrétiens Libéraux Européens Souverainistes » [1]. Cette définition seule suffit pour clairement rapprocher toute cette mouvance de la Droite extrême. Mais écoutons d’autres explications pour y cerner d’incontestables contradictions. « Notre projet découle d’un ensemble de valeurs clés (liberté, enracinement et identité, anthropologie chrétienne, etc.) luttant contre les maux principaux de notre pays (socialisme, wokisme, islamisme, immigration). Pour servir et sauver la France, nous voulons permettre la victoire idéologique, électorale et politique. » Au-delà du fait qu’il se déclare par ailleurs apolitique (tout en souhaitant une victoire électorale !), posons quelques questions.
Le « wokisme » a pris des significations antithétiques, allant de « l’éveil » à la différence (la « différance » de Jacques Derrida) jusqu’à la défense identitaire quasi communautariste. Peut-on vouloir rechristianiser la France (en faire une « communauté » religieuse) et parler de liberté. Peut-on rejeter l’islamisme et vouloir une France connaissant la « victoire idéologique » de « l’anthropologie chrétienne » ? Cela tout en rejetant le mouvement politique, le socialisme, qui se rapproche le plus de l’attention due aux petits ?…
On doit évidemment se demander comment on peut proclamer vouloir la liberté et s’attacher à désigner « 300 villes à gagner absolument par le RN en 2026 »… D’ailleurs, le financement auquel Stérin veut donner substance doit servir à former 1000 membres du RN aptes à gouverner en 2027 en cas de victoire de Marine Le Pen à la présidentielle… Voilà le genre de christianisme auquel Pierre-Édouard Stérin aspire et vers lequel il veut nous conduire. Je vous renvoie à l’article de L’Humanité qui va très loin dans les détails et révèle combien le projet est fouillé pour tenter d’obtenir la victoire. En tout cas, est-ce le sens que d’autres – dont je suis – donnent à la fidélité au témoignage et à l’enseignement du Nazaréen ? N’oublions surtout pas que le sens de la fraternité, dans la plus totale liberté, qu’il a enseigné l’a conduit à l’exécution tant les pouvoirs politiques et religieux du temps ne pouvaient supporter son indépendance. Pour lui, toute personne doit d’abord, et de façon totalement autonome, être fidèle à l’amour, et non pas aux chefs, qu’ils soient politiques ou religieux (voire les deux en même temps).
Regardons plus loin encore. Ne vivons-nous pas dans un monde au sens le plus large dans lequel les pouvoirs politiques sont de plus en plus accaparés de façon tyrannique ? Ces tyrans ne s’appuient-ils pas sur des structures religieuses souvent dépréciées, au moins par une partie de la population des pays concernés ? Pensons à l’Iran chiite, bien sûr ; mais les monarchies sunnites de la région ne valent guère mieux. Nous pouvons y observer que les femmes ont commencé à jouer, à leurs dépens, un rôle déterminant dans la remise en cause des systèmes existants. Mais quantité d’autres sociétés humaines connaissent des situations de complicité politico-religieuse. Par exemple, dans le pays le plus peuplé du monde, la République indienne. Lors des dernières élections, Narendra Modi a connu un score beaucoup moins triomphal qu’il ne l’espérait, alors qu’il avait le soutien total des pratiquants hindouistes les plus respectueux de la tradition, et alors qu’il met en danger l’un des principes essentiels de la République indienne, la laïcité. Et l’on pourrait se souvenir du soutien apporté à Trump aux États-Unis par les catholiques conservateurs et surtout par les évangéliques (90 millions, le quart de la population), sans oublier que de nombreuses femmes s’y battent pour défendre le droit à l’IVG. Et souvenons-nous aussi de Cyrille de Moscou, le Patriarche de toutes les Russies, fidèle allié de Poutine. Mais il y a les petits peuples ou les petits pays qui se battent pour leur liberté, la Géorgie et l’Ukraine…
On pourrait continuer longtemps…
Mais souvenons-nous. Nous sommes partis de L’Île-Bouchard. Et nous avons écrit « un ouvrage de géopolitique locale ». Ce sont de ces « petits » si chers à Jésus qu’il y est question. Ces gens ordinaires, qu’aucune autorité économique, politique ou religieuse de par le monde ne met vraiment à la première place, qui semblent se mettre à frapper du poing sur la table. La véritable humanité n’est-elle pas celle qui tente ce « vivre ensemble », nonobstant ses différences internes, parce qu’elle sait d’expérience que jamais le bien ne naît d’un silence imposé à tous pour qu’une seule voix soit entendue ? Le plus délectable des plats, à l’Orient ou à l’Occident, naît du mélange…
Rappelons-nous Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod. Ce sont eux qui sont la vraie source de vie, de paix. Toute la beauté de la création.
Les Bouchardais tiennent à cette diversité, venue de toutes les « richesses » individuelles si bien défendues par la laïcité, dans laquelle leur village français a demandé de pouvoir continuer à vivre. Et tous les villages du monde ne demanderaient-ils pas la même chose ?
Note de la rédaction :
[1] On peut se reporter à : https://nsae.fr/2024/07/22/un-lotissement-chretien-a-lile-bouchard-une-aventure-dune-brulante-actualite/ et à https://nsae.fr/2024/07/22/le-plan-pericles-de-pierre-edouard-sterin/Source : Golias Hebdo n°828, p.12