L’Église de France et l’avortement : l’histoire effacée
Patrice Dunois-Canette.
L’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution ferait de la France le premier État membre de l’Union européenne à assurer un tel niveau de protection, en garantissant la liberté de recourir à l’avortement. Rome sonne la charge et l’Église de France qui a gommé une histoire qui montre assez que l’évidence sur cette question n’existe pas, se mobilise. Cette histoire continue à plaider pour un dialogue interéthique dans l’Église et avec tous.
Le débat sur l’avortement est clos dans l’Église. C’est du moins ce que l’Église de France, censée être tout entière représentée par l’épiscopat, et les associations pro-vie à qui elle donne crédit et possibilité d’enseigner, a décidé qu’il soit.
Qu’importe ce que pensent les femmes catholiques fatiguées ou résignées d’un discours qui semble relever parfois de la tachyphémie quand l’actualité des débats le permet et ordinairement des automatismes verbaux que les spécialistes nomment écophas, écholalie, psittacisme logique. Parasitage glossomanie, Verbigération. Un discours pour dire les choses de manière moins polémique qui refuse de s’inscrire dans un dialogue interconvictionnel, une démarche interéthique [1].
Le débat est clos ? Non. Il a été empêché et interdit dans l’Église avec Jean-Paul II, son préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI.
… Et il est empêché par un pape miséricordieux, proche, médiatique qui, relayant Benoît XVI, lui-même prenant la suite de Jean-Paul, qui lui-même relaye Paul VI, soutient que recourir à l’avortement c’est faire appel à un « tueur à gages », compare l’avortement à une entreprise « nazie en gants blancs » » le qualifie de « crime », de « meurtre ».
Le débat est clos ? Non. Le vouloir clos participe d’une stratégie de reconquête à long terme, d’une réévangélisation projetée qui a pour agents le backlash, un Féminisme pas féministe, le tradwife, et l’écologie intégrale traditionaliste et intégriste.
L’Église de France peu indépendante ou embarquée au point de ne plus pouvoir faire machine arrière dans cette stratégie, feint d’ignorer que le catholicisme français est aussi l’héritier de convictions autres, opposées, plus nuancées et en tout cas sur des questions qu’on ne peut tenir pour dépassées ou sur lesquelles tout aurait été déjà dit.
Mais plus surprenant, le catholicisme d’ouverture se tait, est aujourd’hui aux abonnés absents comme s’il était tétanisé à l’idée de se reconnaître héritier de la tradition du questionnement des normes traditionnelles et de présentation de principes autres pour développer une morale sexuelle humaniste et contemporaine tenant compte des situations réelles.
Les pro-vie et autres tenants d’une écologie catholique du tout est lié seraient-ils parvenus à faire taire celles et ceux qui s’interrogent à bon droit sur la notion de respect inconditionnel de la vie, veulent son dépassement ? Une forme de terrorisme intellectuel catholique serait-elle parvenue à ranger au placard la recherche d’une morale évangélique de conscience et de liberté ? Que signifie ce silence quand des hommes, célibataires de surcroît, osent encore et toujours, parler de l’avortement comme d’un crime ? soutiennent que le créateur a inscrit dans l’humain une norme, la loi naturelle que la raison déchiffre et qui condamne l’avortement ? L’avortement, un tabou ? La hausse des interruptions de grossesse [2] dont l’explication se situe « à la croisée de considérations économiques, sanitaires, intimes et psychologiques », pour reprendre l’expression du journal La Croix, une simple question statistique ? Une femme sur deux avortera au cours de sa vie, mais l’Église persévère à tenir un discours simpliste de condamnation.
Avortement et plus largement sexualité, mariage, fécondation et filiation, revendications des couples de même sexe, genre, recherche bioéthique… euthanasie : le magistère de l’Église catholique semble difficilement vouloir admettre qu’une parole autre que la sienne, et dans l’Église même, puisse se dire, avoir quelque crédit et l’interroger, l’inviter à quelques déplacements. L’Église a des mots qui sont des murs, elle doit les transformer en fenêtres (Rosenberg Marshall (2005), Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), Paris, La Découverte.
Cette histoire d’une Église qui, elle, veut justement transformer les murs en fenêtres, gommée par la volonté de l’institution, la peur de ses facultés et de ses congrégations, le tabou qui impose le silence, doit être rappelée au moment où les débats sur l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution se poursuivent.
Dans l’Église catholique, des noms – n’oublions pas pour le monde protestant ceux des pasteurs André Dumas et Michel Viot - portent cette histoire et la symbolisent : René Simon, Philippe Julien, Jacques Pohier, Bernard Quelquejeu, Albert Plé, Bruno Ribes, Marc Oraison, Françoise Vandermeersch, Louis Beirnaert, Michel Chartier….
Ceux-là et d’autres encore constituent cet entêtement dissident toujours minoritaire qui traverse le catholicisme romain sans cesse tenté par un intransigeantisme trop vite théologisé.
Dans le chapitre IX de son ouvrage Le sixième commandement. L’Église catholique et la morale sexuelle (France, XXe siècle), l’historienne spécialiste du catholicisme français contemporain, Martine Sevegrand, raconte cette histoire gommée, effacée.
La France assiste alors au procès intenté à une jeune fille de 16 ans qui a été violée et à quatre femmes pour complicité ou pratique de l’avortement qui devient, grâce à Maître Gisèle Halimi, le procès de la loi de 1920 réprimant l’avortement.
Avec le procès de Bobigny, « le manifeste des 343 femmes » affirmant avoir avorté, l’avortement clandestin vécu dans la douleur et le silence transformé en manifestation de désobéissance civile collective, le gouvernement ne peut plus tergiverser.
Des chrétiens, des catholiques, des laïcs, des prêtres, des religieuses sont engagés dans les débats qui vont conduire à l’adoption de la loi Veil.
Lire : Parmi eux, des noms
Notes :
[1] L’écophase : est la répétition de phrases entières ou de la fin des phrases de l’interlocuteur faite systématiquement par le patient avant de répondre à la question. L’écholalie : répétition involontaire, immédiate et dénuée de sens des derniers mots entendus par le malade. Le psittacisme est la répétition de mots ou de phrases dont le sens échappe au sujet, à la manière d’un perroquet. Le psittacisme logique correspond à un langage dont l’accord avec la pensée est le résultat de la mémoire et non du jugement. Parasitage : un son, un mot ou de phrase, sans rapport avec le sujet du discours, très évocateur d’un délire. Parfois les mots intercalés ont un sens symbolique, un sens personnel et peuvent constituer une réponse à une hallucination acoustico-verbale. La glossomanie : C’est une forme de discours dans lequel les mots et les entités assimilables à des mots sont choisis, non pas en fonction d’une intention de communication, mais en fonction de leurs assonance ou de sens. Verbigération : C’est un discours fait d’une suite de mots vides de sens (souvent des néologismes) débités sur un ton pathétique.
[2] En 2022, 234 253 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été enregistrées en France, soit le chiffre le plus élevé sur ces 30 dernières années, selon les données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) publiées en septembre 2023. C’est 17 000 de plus qu’en 2021, après deux années de baisse successive en raison de la crise sanitaire, et environ 7 000 de plus qu’en 2019)