Par Alain Durand
Mario Grech, qui fut évêque de Gozo au pays maltais, a été nommé le 2 octobre 2019 prosecrétaire général du Synode des évêques, à quelques jours de l’ouverture du Synode sur l’Amazonie auquel il a évidemment participé. Plus récemment, il est devenu secrétaire général du Synode des évêques et il vient d’être créé cardinal le 28 novembre par le pape François. Mario Grech a donné une interview remarquée à la revue vaticane « La Civilta Cattolica ». Il est rare d’entendre de tels propos de la part d’un responsable haut placé de la hiérarchie catholique. C’est un texte majeur…
Il s’agit ici de présenter les propos tenus dans cette interview par le cardinal Grech, mais aussi d’offrir quelques libres réflexions se raccrochant à ses propos. Il va sans dire que rien ne peut remplacer un accès direct au texte même du cardinal [1].
Les premiers propos du cardinal se réfèrent de façon critique à une conception exclusiviste de l’Eucharistie. Il écrit : « La pandémie a mis en lumière une certaine ignorance religieuse, une pauvreté spirituelle. Certains ont insisté sur la liberté de culte ou la liberté pour le culte, mais peu de choses ont été dites sur la liberté dans la manière de prier. Nous avons oublié la richesse et la variété des expériences qui nous aident à contempler le visage du Christ. Certains ont même dit que la vie de l’Église avait été interrompue ! Et c’est vraiment incroyable. Dans la situation qui a empêché la célébration des sacrements, nous n’avons pas réalisé qu’il y avait d’autres manières de faire l’expérience de Dieu. » Il poursuit, sans concession : « La fidélité du disciple à Jésus ne peut être compromise par l’absence temporaire de liturgie et de sacrements. Le fait que de nombreux prêtres et laïcs soient entrés en crise parce que tout à coup nous nous sommes retrouvés dans la situation de ne pas pouvoir célébrer l’Eucharistie coram populo est en soi très significatif. Pendant la pandémie, un certain cléricalisme est apparu, même via les réseaux sociaux. Nous avons été témoins d’un degré d’exhibitionnisme et de piétisme qui a plus à voir avec la magie qu’avec une expression de foi mature. » Envisageant ce qui pourrait advenir après la pandémie, Mario Grech écrit : « Ce serait un suicide si, après la pandémie, nous revenions aux mêmes modèles pastoraux que ceux que nous avons pratiqués jusqu’à présent. » Il en vient alors à exprimer une contribution importante à un renouveau profond de la pratique ecclésiale, en traitant des liturgies domestiques. Mais, au préalable, voici quelques réflexions parallèles sur l’Eucharistie.
Quelle Eucharistie voulons-nous ?
Comment concevoir l’Eucharistie ? Il y a au moins deux approches difficilement conciliables. D’abord en ce qui concerne le lieu : avons-nous affaire à la table dressée pour que les convives partagent un repas de communion ou avons-nous affaire à l’autel de l’offrande sacrificielle ? Ensuite, l’accent sera-t-il mis sur le partage du pain de vie entre tous les croyants présents ou sur l’acte consécratoire effectué sur un peu de matière par un prêtre investi d’un pouvoir qu’il est seul à détenir ? S’agit-il avant tout de célébrer la présence du Christ au cœur de la communauté des croyants, ou du changement invisible et transsubstantiel produit dans un peu de pain et de vin qui n’ont plus désormais que les apparences d’eux-mêmes ? Sommes-nous dans la joie de célébrer que nous sommes tous vivants et un dans le Christ, ou sommes-nous sous l’impérieuse nécessité de consommer individuellement une hostie salvatrice ? Lorsque le Christ dit : « Prenez et mangez, ceci est mon corps », est-ce pour que nous devenions nous-mêmes le corps du Christ ou est-ce en espérant poursuivre ultérieurement notre liturgie en adorant le pain consacré exposé dans un ostensoir ?
Vous dressez là une caricature, me reprochera-t-on. Je le concède pour une part, surtout si on considère qu’il s’agit de deux réalités opposées alors que ce sont deux tendances différentes, deux accentuations qui caractérisent le rapport prédominant que l’on entretient à l’Eucharistie et qui marquent sa célébration. Il fait peu de doute que, jusqu’à présent, l’assistance à la « messe obligatoire » était liée à la seconde de ces tendances, nettement préconciliaire. La première, plus festive, en appelle à la liberté des croyants en quête de leur Seigneur. Aujourd’hui, nous sommes dans un temps où ces deux tendances sont souvent mélangées dans une seule et même célébration, mais non sans la prédominance de l’une ou de l’autre. Ainsi, là encore pour prendre deux extrêmes, les célébrations domestiques, encore beaucoup trop rares, mettent nettement l’accent sur la première tendance, alors que celles qui ont lieu dans la liturgie ordinaire, et à plus forte raison dans la « liturgie extraordinaire du rite romain », s’appuient surtout sur la seconde. Ces deux types de liturgie, de théologie et de spiritualité, forgent des façons de croire qui communiquent difficilement entre elles, au point que l’on en vient parfois à se demander si nous adhérons tous au même Dieu.
C’est aussi l’œcuménisme qui est en jeu. Combien de catholiques ne se sentent-ils pas plus proches de certains protestants que d’autres catholiques ? C’est si vrai, que dans certaines célébrations liturgiques protestantes le nombre important d’anciens catholiques désormais convertis au protestantisme confère à ces derniers, selon le jugement d’autres protestants, un poids trop important dans ces célébrations. Dans ma jeunesse, j’avais un aumônier militaire qui, devant les très modestes innovations présentées par quelques timides séminaristes pour la célébration eucharistique, s’était écrié d’une voix tonitruante : « Il ne faut pas protestantiser l’Église catholique. » Peut-être certains protestants pourraient-ils dire aujourd’hui : « Il ne faut pas catholiciser les Églises protestantes. »
À laquelle de ces tendances se rattachent les croyants qui se sont lamentés de ne pas avoir leur liturgie dominicale classique en ces temps de confinement, qui sont même allés jusqu’à dire que nous vivions sous une « dictature » (sic) qui portait atteinte à la liberté des cultes ? Cette mentalité relève davantage de la seconde tendance que de la première. Lorsqu’on entend dire : il nous faut la messe dominicale, sinon nous dépérissons, il est difficile de saisir la différence entre une telle position et une revendication magique. L’Esprit, s’il est là, est enfermé dans un rite auquel il faudrait absolument avoir accès. Il n’y a pas d’issue hors l’accomplissement du rite. Voilà où nous en sommes deux mille ans après que le Christ a proclamé : « Ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père… Mais l’heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité. » Les temps que nous vivons auraient pu être l’occasion de redécouvrir cette parole évangélique. Belle occasion manquée ! Le cardinal Grech a bien raison de remarquer que « l’Eucharistie n’est pas la seule possibilité pour le chrétien d’expérimenter le Mystère et de rencontrer le Seigneur Jésus ».
Interdis de filmer
Un Jésuite américain, Anthony R. Lusvardi, vient de publier un article intitulé : « Nous devrions arrêter de filmer l’Eucharistie » [2]. Il commence par se référer à l’interdiction de photographier des actes rituels accomplis par les Lakotas, une tribu autochtone américaine du groupe ethnique sioux, parce que, disent ces derniers, on ne photographie pas ce qui est sacré. « C’est sacré. Ce n’est pas un spectacle. » L’argument ne me convainc pas vraiment, car la liturgie chrétienne ne peut être confondue avec l’accomplissement de rites religieux sacrés. Mais la suite de l’argumentation est plus convaincante : l’auteur dénonce en effet la mise en scène et le remontage éventuel du film diffusé avec la reprise en studio de certaines parties de la messe, pour les réinsérer dans le montage final afin que tout soit bien cadré dans le temps strict imposé par la télévision. Heureusement, en France, le Jour du Seigneur n’en est pas là, puisque tout y est en direct. L’auteur ajoute : « Si l’e-messe peut se substituer à la réalité, alors la communauté paroissiale est inutile. »
Mario Grech précise encore : « La constitution de Vatican II sur la liturgie sacrée, Sacrosanctum Concilium, indique clairement que notre tâche dans la liturgie n’est pas simplement de regarder, mais de participer. » Plus loin il écrit encore : « La clé de la célébration de la liturgie […] est qu’elle soit réelle. Je préfère avoir de vraies fleurs que du plastique… » Il poursuit en déclarant : « Nous devons continuer à permettre la transmission de la liturgie de la Parole, mais filmer la liturgie de l’Eucharistie devrait être interdit. »
Tracer une ligne de partage entre Parole et Eucharistie a en fait un précédent historique fort : « Dans l’Église primitive, la liturgie de la Parole et la liturgie de l’Eucharistie étaient parfois célébrées dans différentes salles. Cela a été fait pour faciliter une écoute plus large des Écritures parmi ceux qui s’intéressent au christianisme, mais pas encore pleinement engagés, tout en réservant la participation à l’Eucharistie à ceux qui sont pleinement initiés. […] Une liturgie de la Parole destinée principalement à la diffusion n’aurait pas nécessairement à imiter la messe – avec des lectures proclamées à partir de lutrins, par exemple – mais pourrait permettre des lectures quotidiennes plus longues et dans un style plus conversationnel. » Bref, il y a bien quelque chose à inventer pour que tous trouvent une nourriture solide sans en passer nécessairement par une eucharistie télévisée proche du spectacle. J’ajouterai à cela une autre dimension incontournable de l’Eucharistie, à savoir celle du repas partagé. On n’est pas invité à un repas pour en contempler à distance le spectacle, mais pour manger réellement. Une nourriture virtuelle à contempler n’a pas grand-chose à voir avec un repas. On peut apprécier depuis son fauteuil le spectacle du Festin de Babette, autre chose serait d’y participer en chair et en os !
L’Église domestique
Le second thème majeur traité par le cardinal Grech concerne l’Église. Il aborde la question en termes d’Église domestique. C’est là un choix révélateur, riche de conséquences et relevant d’une approche encore trop peu habituelle. Il écrit que l’avenir de l’Église est dans « la réhabilitation de l’Église domestique », « une Église-famille composée d’un certain nombre de familles-Église ». « La grande Église communautaire est composée de petites Églises qui se rassemblent dans des maisons. » « Au cours des deux premiers siècles, l’Église se réunissait toujours dans la maison familiale. » Cette façon de voir est proche de celle qui est mise en œuvre dans le Nouveau Testament. Il ne s’agit pas de partir de l’Église universelle, mais bien des Églises particulières, l’Église universelle naissant de la communion entre ces Églises locales. Comme l’écrit récemment l’exégète Michel Quesnel dans Après Jésus. L’invention du christianisme : « Dans les lettres authentiques de Paul de Tarse, le terme grec ekklesia, qui signifie “assemblée”, ne désigne pas l’Église universelle, mais une Église locale, liée à une ville, parfois même à l’assemblée chrétienne, qui se réunit dans une maison particulière. » [3] Il est intéressant de relever, dans les diverses contributions à cet ouvrage émanant d’exégètes et d’historiens, les expressions suivantes pour caractériser cette approche : « maisons de chrétiens, maisons de l’Église, communautés de maisonnées, Église de maisonnée, maison -Église, Églises familiales, Églises de maison et même Églises-échoppes ». Bref, la réalité ecclésiale est d’abord locale et l’universalité de l’Église provient de la communion entre ces diverses Églises locales.
Le cardinal Grech poursuit en reconnaissant que, dans cette Église domestique, les « ministres du culte » sont « les parents qui, pendant la liturgie domestique, rompent le pain de la Parole, prient avec elle et transmettent la foi à leurs enfants ». Il s’agit d’être convaincus du « charisme évangélisateur de la famille ». La seule réserve que je ferai par rapport à cette approche de l’Église domestique est celle-ci : il semble bien que l’auteur réduise la célébration domestique à l’espace familial nucléaire (les parents et les enfants). Il faut sans doute penser ces Églises domestiques de façon plus large, en termes de petites communautés de croyants se regroupant dans une maison particulière pour célébrer et prier. D’ailleurs, dans l’Église des deux ou trois premiers siècles, les chrétiens qui se réunissaient dans les maisons ne se limitaient pas aux membres de la famille au sens actuel et réducteur de ce terme. On estime que ces premières communautés chrétiennes pouvaient regrouper, dans une maison particulière, une trentaine de personnes, peut-être même jusqu’à une cinquantaine. Cela dépendait, non seulement du nombre des membres de la communauté en question, mais aussi de la taille de la maison qui pouvait accueillir et de son emplacement.
Je suis persuadé que le chemin des églises domestiques peut être aujourd’hui la source d’un renouveau capital pour l’ensemble de l’institution ecclésiale. Certes, ce n’est pas parce que cela s’est fait au temps de l’Église primitive qu’il faut le faire aujourd’hui, mais bien parce que de tels regroupements fraternels correspondent de nos jours à un mode d’exercice bénéfique de la célébration de notre foi. Enfin, pour le cardinal Grech, une option pour des églises domestiques ne signifie pas pour autant la liquidation des paroisses : « La liturgie familiale elle-même initie les membres à participer plus activement et consciemment à la liturgie de la communauté paroissiale. »
L’Église synodale
Un autre point fort de l’interview est la façon dont est évoquée l’Église synodale. Ce texte peut d’ailleurs être complété par le discours que le cardinal a prononcé lors de la réception de la « barrette » cardinalice à Rome le 28 novembre. Il déclare à ce sujet, toujours dans La Civilta cattolica : « Une des caractéristiques essentielles du processus synodal dans l’Église est le dialogue fraternel. » Il cite à ce sujet plusieurs propos tenus par François. Il termine son intervention en déclarant : « Dans le cadre d’une Église synodale qui marche ensemble avec les hommes et les femmes et participe aux travaux de l’histoire, nous devons cultiver le rêve de redécouvrir la dignité inviolable des peuples et la fonction de service de l’autorité. Cela nous aidera à vivre d’une façon plus fraternelle… » Ces propos épousent entièrement ceux de François dans la Constitution Episcopalis communio du 15 septembre 2018, par laquelle il introduit quelques réformes concernant les synodes dans l’Église. Celles-ci ont avant tout pour but de « privilégier davantage encore le dialogue et la collaboration » (n° 5) entre les participants.
Pour terminer, j’emprunterai ma conclusion à une autre personnalité importante de l’Église, le cardinal Marx, qui a récemment démissionné de la présidence de la Conférence épiscopale d’Allemagne, et qui demeure membre du G7, donc proche de François. Dans une homélie délivrée le samedi 21 septembre à Freising, il a souhaité que nous mettions à profit le temps du coronavirus pour faire dans l’Église une « pause créatrice » (4). Il souhaite, comme le fait aussi le cardinal Grech, que l’après-coronavirus soit vraiment différent de l’avant. Comment ne pas le souhaiter ? Même s’il y a lieu d’en douter… Reste qu’il revient à chacun, personnellement et si possible en communauté, d’oser faire une « pause créatrice ».
Pour aller plus loin : 651. Golias hebdo N° 651 (Version papier)
Notes :
[1] Interview d’Antonio Spondaro SJ et de Simone Sereni publié le 23 octobre 2020 : https://www.laciviltacattolica.com/. La traduction ici utilisée provient du site Ecclesiola : https://ecclesiola.fr/multimedia/pandemie-vie-de-l-eglise-quels-enseignements/
[2] « We should stop filming the Liturgy of the Eucharist », America – The Jesuit Review, 25 novembre 2020.
[3] Sous la direction de Roseline Dupont-Roc et Antoine Guggenheim, Après Jésus. L’invention du christianisme, Albin Michel, 2020, p. 278. Cet ouvrage prend la suite de Jésus. L’encyclopédie, paru en 2017 chez le même éditeur sous la direction de Joseph Doré et la coordination de Christine Pedotti.
[4] https://www.katholisch.de/artikel/27705-marx-vielleicht-werden-wir-priester-haben-die-nicht-ehelos-leben
Source : https://www.golias-editions.fr/2020/12/18/cardinal-mario-grechla-bonne-nouvelle-synodale/
Illustration : L’Osservatore Romano, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons
On peut lire aussi : https://nsae.fr/2020/12/13/questionner-nos-cadres-de-pensee/