Le projet chrétien
Par Bruno Mori
Le christianisme est un humanisme en action
Dans les évangiles la foi apparaît essentiellement comme pratique, action et œuvre d’amour, engagement, style de vie qui s’explicite, s’actualise au ras du sol, dans le concret des circonstances de temps et de lieu où chacun tisse le quotidien de sa vie. C’est une foi qui se préoccupe de l’homme dans sa situation concrète. C’est une foi concernée par les problèmes humains, la question sociale. Nous dirions aujourd’hui que c’est une foi qui s’intéresse à la nourriture, au vêtement, au logement, au loyer ; qui se préoccupe de l’emploi, des fins de mois, de la garderie, de l’école, de l’instruction, de la santé, de la solitude, de la sécurité. Elle cherche à produire de l’accueil, de la compassion, du respect, du partage, de l’égalité, de la communion, de la fraternité…
La foi et la confiance que l’Amour qui devient « grâce » est la seule force capable d’humaniser l’homme, le chrétien les ont donc puisées dans la fréquentation et la méditation de la personne et de l’œuvre du Maître de Nazareth. En réfléchissant sur le mystère de sa vie, les chrétiens sont arrivés à la conclusion que la vraie nature de Dieu n’est pas faite de superpuissance, de suprématie, de pouvoir, de domination, de grandeur qui emprisonnent la personne dans son ego, paralysent et oppriment, mais d’amour qui intervient pour guérir, faire avancer, faire grandir ce qui est faible, petit, pauvre, imparfait, et donc, finalement, pour « servir » au perfectionnement et à la réussite évolutive de ce monde.
C’est cette conviction qui a changé à tout jamais l’existence de ce pharisien fanatique qui fut saint Paul et qui plus tard deviendra le théoricien du mouvement chrétien. Lors d’une crise d’épilepsie sur le chemin de Damas, ce persécuteur de chrétiens eut la révélation subite qu’il était absurde de croire que l’on pouvait défendre les droits sacrés d’une Divinité puissante ratifiant la violence d’une persécution, et se plaisant dans les contraintes d’une Loi, dans l’autorité incontestée et incontestable du Grand Conseil, dans l‘obéissance servile de ses adorateurs. L’impuissance et la détresse ressenties par Saul lors de sa crise, le conduisirent à comprendre la stupidité de son arrogance, la vanité de sa volonté de plaire à Dieu moyennant la haine de ses ennemis et la fidélité de ses observances. Grâce à sa maladie, Saul prit conscience que Dieu ne pouvait être et ne pouvait se manifester que dans l’imperfection, la faiblesse et les cris de douleur des créatures ; et qu’il s’était vraiment révélé dans l’indigence et la dégradation totales de l’Homme de Nazareth que les autorités avaient cloué sur une croix. Dans son hallucination, Saul a entendu Dieu lui dire : « C’est dans la faiblesse que je montre ma force ». Après sa conversion à la foi chrétienne, Saul, devenu Paul, saura désormais que c’est seulement lorsqu’il expérimente la fragilité de son être qu’il est vraiment fort, car habité par la présence de Dieu (2 Co.12, 9-10). Paul, citant une hymne chrétienne de sont temps, proclamera qu’en Jésus Dieu s’est « anéanti » et s’est « vidé » de toutes ses prérogatives divines et qu’il s’est manifestée tel qu’il est en réalité : sous la forme du serviteur ou de l’esclave (Ph.2,7). Ici encore, pour Paul et pour tout autre chrétien, Dieu ne doit pas être cherché dans les formes ou les expressions du pouvoir, de la puissance, de la grandeur, de la majesté, mais dans les expressions humaines de la petitesse, de l’abaissement, de l’insignifiance, de la souffrance, en en mot, dans la condition de l’« esclave », c’est-à-dire de ceux et celles qui ne sont « rien » en ce monde et pour ce monde. C’est dans les petits et les faibles que Dieu est à l’œuvre, c’est en eux qu’il est et c’est en eux qu’il se manifeste à notre monde.
Cela signifie que le projet chrétien se réalise et se déploie non pas dans le monde du sacré, mais dans le monde du profane. Il ne concerne pas Dieu, mais l’homme. Il n’a rien à faire avec une religion, une institution cléricale, une hiérarchie, des dogmes, des rites, des prières, des dévotions, des observances. Il n’a rien à faire avec la soumission et l’obéissance aux autorités religieuses. Le projet de chrétien, tel que l’Homme de Nazareth l’a vécu et transmis, s’active seulement en faveur des humains, pour lesquels, lui et ses disciples, veulent être les signes de la bonté et la tendresse de Dieu. Tout cela est évident dans le conte du Jugement Dernier de l’évangile de Matthieu (ch.25). Dans ce récit le Juge divin ne demande pas comment chacun a géré ses propres affaires, mais il veut savoir comment chacun a géré les affaires des autres. Ce texte nous informe que ce qui est vraiment important pour Dieu ce n’est pas ce que chacun fait pour assurer son propre bien-être et son propre salut ; mais ce que chacun fait pour procurer bien-être et bonheur à ceux qu’il rencontre sur son chemin. Finalement ce texte nous révèle que nous serons jugés non pas sur la pratique et l’intensité de notre religiosité, mais sur la qualité et la profondeur de notre humanité.
L’originalité du mouvement chrétien consiste alors dans le fait d’avoir saisi et proclamé, à la suite de Jésus, que l’Amour est le vrai nom de Dieu et que cet amour est la source d’une authentique humanité. Le véritable christianisme annonce que ce mammifère intelligent, une des cinq espèces existantes d’hominidés, du genre homo, auquel on a donné le nom d’« homo sapiens », réussira à parfaire sa nature et à évoluer vers des formes plus épurées d’humanisation dans la mesure où il sera capable d’intégrer dans son existence et dans ses relations l’Énergie (divine) de l’Amour à l’œuvre dans le Cosmos, afin d’en devenir un relais particulièrement efficace dans les écosystèmes qu’il habite, comme cela s’est accompli d’une manière exemplaire en Jésus. Mais il ne s’agit évidemment pas de n’importe quel amour ; mais seulement de cet amour qui porte la marque du divin, c’est-à-dire un amour désintéressé et gratuit qui se fait don, pardon, service, sacrifice, souci, bonté, tendresse, disponibilité vis-à-vis des créatures les plus limitées, les plus fragiles et les plus vulnérables, afin de les affermir, de les guérir, de les accomplir et de les faire évoluer vers la vérité authentique de leur être. Pour les chrétiens, ce genre d’amour est la forme que Dieu prend dans la réalité de notre monde. Là où ce type d’amour apparaît et se concrétise, là apparaissent aussi les signes de la Présence divine. Le chrétien croit donc que Dieu se manifeste d’une façon privilégiée dans l’amour qui se fait action pour le salut et le bonheur de l’autre.
Le christianisme n’est pas un mouvement religieux, mais un mouvement profane
Jésus se présente comme le prototype de l’humain envahi par Dieu et de la forme que Dieu prend lorsque ses virtualités apparaissent et se rendent perceptibles aux structures intelligentes de cet Univers. La vie de Jésus fournit un indice à notre connaissance de ce à quoi pourrait ressembler « Dieu » lorsqu’il apparaît dans notre immanence et de ce à quoi rassemble l’homme lorsqu’il se laisse envahir par la force de cet amour qui vient de Dieu.
Ce qui est frappant dans la vie du Nazaréen c’est de constater, non seulement sa parfaite humanité, mais aussi sa parfaite « laïcité ». L’homme de Nazareth ne fait pas partie de la caste des prêtres, des scribes ou des lévites. Comme juif, il n’est ni particulièrement religieux, ni spécialement pieux et observant. Il prend facilement ses aises avec la religion et ses distances avec ses pratiques. Il n’hésite pas à relativiser l’importance du culte et la fonction du Temple ; à transgresser le repos du sabbat et à enfreindre les règles de pureté rituelle. Il est extrêmement critique et agressif envers la classe religieuse dirigeante. Dans les évangiles, Jésus n’apparaît jamais comme le fondateur d’une religion. Il n’a jamais établi ou fixé des espaces ou de temps sacrés. Il n’a jamais promulgué de rituels pour le culte. Il n’a jamais ordonné de prêtres. Il n’a jamais encouragé ses disciples à fréquenter les synagogues, à réciter des prières, à offrir des sacrifices, à pratiquer le jeûne, à observer le sabbat ou les autres prescriptions de la tradition rabbinique. Il est symptomatique de constater que, dans les évangiles, la relation de Jésus avec Dieu ne s’exprime et ne s’exécute jamais à travers les gestes de la religion, mais toujours à travers la spontanéité d’un rapport direct, libre et personnel, en dehors de tout encadrement ou décor sacré, religieux ou liturgique. Le rapport de Jésus avec Dieu surgit des événements de sa vie quotidienne qui est séculière et laïque ; de la fréquentation des gens simples, ordinaires, des pauvres, des malades, des « pécheurs », de la rue où il fait ses rencontres ; de la table à laquelle il mange ; de la proximité des hommes et des femmes qu’il croise. Cette relation avec son Dieu-Père surgit autant de la clameur des foules qui l’entourent, que du silence de la montagne, au sommet de laquelle il se retire pour mieux prier et mieux se reposer.
Ce qui est particulier de la spiritualité de Jésus de Nazareth, ce n’est donc pas la foi religieuse qui s’explicite dans les pratiques d’une religion, mais une façon d’agir, un style de vie déployés au service de la miséricorde et de l’amour du prochain dans lequel il voyait le visage humain de Dieu. De sorte que l’on peut affirmer que ce qui est typique de la personnalité de Jésus est son caractère fondamentalement et remarquablement humain qui cherche à humaniser ceux qui l’entourent, en les libérant des pulsions et des attitudes déshumanisantes, afin de rendre possible un monde plus humain.
Les gens qui ont fréquenté Jésus n’ont jamais vu en lui une incarnation de Dieu, mais ils ont plutôt expérimenté en lui une humanisation de Dieu. Non plus Dieu présent dans le sacré, la religion, le sacerdoce, les rites, les sacrements, l’Église, la hiérarchie ; mais Dieu présent dans cet Homme qui vit dans la rue avec les simples et les petits et qui se donne à tous par amour. Dieu présent où les gestes de l’amour sont posés et reçus.
Ainsi l’image de Jésus qui transparaît des récits évangéliques est celle d’un homme qui n’appartient à aucune religion et qui est au-dessus et au-delà de toute croyance. Il serait donc ridicule de le considérer « chrétien » ou « catholique ». Jésus de Nazareth n’est la « propriété » de personne, ni du christianisme, ni d’aucune église. L’Institution ecclésiastique s’est totalement fourvoyée lorsqu’elle a prétendu s’en emparer, le monopoliser et l’utiliser pour ses ambitions et pour asseoir ses besoins de prestige et de pouvoir. Jésus fait partie du patrimoine de l’humanité. Il constitue un trésor universel. Il est un chef-d’œuvre d’humanité qui appartient à tout le genre humain. La forme d’humanité qu’il a su réaliser au cours de son existence est et restera pour tous les humains, au-delà des temps, des lieux, des races, des cultures et des religions, une raison d’orgueil, un motif d’émerveillement, une source d’inspiration, une lumière sur leur route, un exemple à suivre, un but à atteindre et une raison de croire et d’espérer qu’il y a peut-être un futur pour notre planète, puisqu’elle a réussi à produire un tel miracle d’humanité.
On peut résumer tout cela, en disant que, finalement, au contact de Jésus, nous avons appris que notre relation avec le divin n’est possible que dans l’humain. Que ce qui caractérise le christianisme ce n’est pas sa foi en la divinité de l’homme (de Nazareth), mais sa foi en l’humanisation de Dieu. Dans le christianisme notre relation avec Dieu n’est pas une relation « religieuse » avec l‘Être le plus grand, le plus haut, le plus fort, le plus puissant, mais une relation « séculière » avec la réalité matérielle qui nous entoure et qui se manifeste comme une façon « amoureuse » d’être pour les autres. Et les efforts des personnes supposément « religieuses » ne sont pas des efforts pour atteindre une divinité inaccessible, mais pour atteindre des humains qui sont proches de nous et qui ont besoin de notre amour.
Être chrétien alors ne signifie pas être particulièrement religieux, mais être particulièrement humain. Dans cette vision des choses, la vie humaine apparaît alors comme une vie divine où le « sacré » ne fait qu’une seule chose avec le « profane ». Si cela est vrai, il est facile de comprendre que le christianisme n’est pas un projet de divinisation, mais essentiellement un projet d’humanisation.
Conclusion
Jésus apparaît finalement comme l’homme qui a nié tout ce que les autres avaient affirmé de Dieu ; qui a démoli tout ce que les autres avaient bâti sur l’idée qu’ils s’étaient faite de la divinité. Jésus n’a jamais accepté la nature du « theos » proclamée par les religions et, dans ce sens, il n’est pas faux d’affirmer qu’il a été un « a-theos » (un a-thée) et que le mouvement issu de lui n’est pas une religion. Au cœur du christianisme il n’y a donc pas Dieu, mais l’Homme de Nazareth, à travers lequel les croyants pensent entrevoir quelques reflets de la véritable nature de Dieu. S’il est vrai qu’il existe une Réalité divine qui cherche à nous faire signe, nous ne pouvons pas nous soustraire à la sensation que c’est en cet Homme qu’elle a réussi à trouver sa meilleure expression. Cela signifie alors la fin de la religion comme institution de médiation nécessaire à la relation et à la rencontre avec le divin.
L’existence du phénomène-Jésus est la preuve tangible que le divin est présent, vit et se manifeste d’une façon privilégiée et unique, dans l’humain. Jésus nous prouve que c’est dans la vie de tous les jours de ces humains qui mangent, qui dorment, qui travaillent, qui se divertissent, qui voyagent, qui dansent, qui aiment, qui s’égarent, qui souffrent… que doivent être semées les graines de l’amour qui germeront et s’épanouiront en divine présence. Dieu est dans la pâte humaine ; dans l’épaisseur souvent lourde, sombre et encombrante de la réalité concrète de la vie quotidienne. Dieu est dans le profane, dans le séculier, dans le social, dans le politique, parce c’est là qui que vivent les hommes et parce que c’est dans les profondeurs de leur être, souvent à peine ébauché, qu’est continuellement à l’œuvre la présence créatrice et restauratrice de l’Énergie Primordiale d’Amour qui fait évoluer le monde vers de meilleurs accomplissements.
Le christianisme est donc fondamentalement une forme ou, mieux, un art de vivre, une praxis, une éthique, une pratique, orientés à actualiser et à insérer dans le milieu concret de la vie humaine les valeurs vécues par ce modèle d’humanité que fut Jésus de Nazareth. La foi chrétienne, comme nous l’avons mentionné plus haut, est davantage une disposition du cœur, qu’une activité intellectuelle de l’esprit ; elle est plus de l’ordre de la sensibilité, que de l’ordre de l’intelligence ; elle est plus dans l’amour que dans la connaissance. C’est pour cela qu’elle ne peut que se manifester et se matérialiser dans le « faire » qui devient « faire du bien aux autres ». Sortir les hommes de la mesquinerie de leurs repliements et de leurs égoïsmes personnels, pour les encourager à faire les œuvres d’un amour altruiste et désintéressé, a été le souci permanent du Maître de Nazareth. Ainsi est louable non pas celui qui dit « Seigneur, Seigneur », mais celui qui fait la volonté amoureuse de Dieu. Le disciple doit être une personne de compassion et faire ce qu’a fait le bon samaritain. À la dernière cène, Jésus lave les pieds de ses disciples et il leur dit que désormais ils devront suivre son exemple et faire ce qu’il a fait. Une foi qui ne se fait pas action concrète en faveur des démunis est une foi morte (Jacques, 2,17).
Nous pouvons résumer le contenu de cette réflexion, en disant que le christianisme est fondamentalement une « voie » de perfectionnement humain, un mouvement spirituel qui cherche non pas à rendre les individus plus religieux, mais à les rendre plus humains ; qui cherche non pas à proposer de la sainteté, mais de la bonté ; non pas des rêves, mais de l’action. En définitive, le projet de Jésus que le christianisme veut continuer consiste à faire découvrir aux hommes la Source Originelle de l’Amour qui depuis toujours les habite, afin qu’ils deviennent le lieu de la bonté, du don de soi, de la miséricorde et, enfin, d’une véritable « humanisation » capable de transformer l’aspect de ce monde.
Source : http://brunomori39.blogspot.com/2015/06/le-christianisme-est-un-humanisme-non.html
Voir aussi :