Par Régine et Guy Ringwald
Le verdict est tombé le 14 janvier : Mulakkal est acquitté. Franco Mulakkal, ancien évêque de Jalhandar était accusé par une religieuse du couvent des Missionnaires de Jésus, de Kochi au Kerala [1], de l’avoir violée treize fois entre 2014 et 2016 [2]. Sa plainte avait provoqué des manifestations publiques de ses sœurs, soutenues par des prêtres et des laïcs. Le dossier était « en béton », tout le monde s’attendait à une condamnation.
Les réactions mêlent l’indignation des témoins et des autorités à la consternation des organisations soutenant la victime et les religieuses dont la dignité et l’intégrité sont bafouées par les responsables de l’institution catholique. Car ce cas est celui qui a émergé publiquement, mais il n’est pas isolé.
Tout au long de cette triste histoire, la hiérarchie s’est abstenue de répondre aux plaintes dont elle avait été saisie, et jusqu’au Vatican. Pourtant, 15 jours après le verdict dont nous parlons, le pape s’exprime sur le sujet : « Que serait l’Église sans les religieuses et les laïques consacrées ?… Sans elles, on ne peut comprendre l’Église». Dans sa vidéo d’intention de prière mensuelle rendue publique le 1er février, le pape François rend un hommage appuyé aux près de 630 000 femmes consacrées dans l’Église. Il les encourage à «se battre » lorsqu’elles sont traitées injustement, y compris au sein de l’Église. Mais aujourd’hui, en Inde, l’Église catholique triomphe : ceux qui lui veulent du mal ont été « vaincus ».
Les conséquences de ce verdict, l’attitude de la hiérarchie, suivie par nombre de fidèles, sont désolantes. On est saisi d’effroi en pensant à la condition qui est faite à ces religieuses, livrées à l’arbitraire dans ses manifestations les plus intolérables, et aujourd’hui laissées sans défense.
Jugement : « sans aucun doute ni questionnement »
Quand elle a résolu de parler, la religieuse (qui garde l’anonymat) s’est adressée à la Supérieure de sa communauté [3], puis à la hiérarchie, est montée jusqu’à la curie et au pape François lui-même. Aucune réponse ne vint jamais. Elle a porté l’affaire devant la juridiction civile, mais il a fallu les manifestations publiques de cinq de ses sœurs, déclenchant des soutiens de représentants de la société et de quelques prêtres, pour qu’elle obtienne que des poursuites soient lancées contre l’évêque. En outre, un témoin clé, le père Katthutara, qui fut le premier à témoigner contre Mulakkal, a été retrouvé mort dans sa chambre. On ne compte pas les manœuvres de l’évêque Mulakkal pour tenter de faire annuler le procès. L’évêque était accusé de séquestration, de viol, de relations sexuelles contre nature et d’intimidation criminelle. Finalement le procès s’est ouvert le 16 septembre 2020.
Il s’est donc terminé le 14 janvier par un jugement en 289 pages, rendu par un tribunal de Kottayam. Le juge Gopakumar a eu vite fait de le résumer d’une formule lapidaire : « non coupable ». L’argumentation écrite joue sur la crédibilité de la victime qui n’a pas pu présenter de témoin convaincant (pourtant 83 personnes étaient citées, mais 39 seulement ont été entendues), revient sur une accusation portée depuis le début et toujours démentie selon laquelle la victime avait eu des relations sexuelles avec son beau-frère, accusation sur laquelle l’accusatrice est ensuite revenue. Le juge reprend aussi l’argument si souvent mis en avant dans ces affaires d’abus que la victime ne s’est plainte que tardivement, ce qui d’ailleurs est faux. L’officier de police du Kerala qui a dirigé l’enquête contre l’évêque, Harishankar, explique qu’il n’y a eu aucun retard dans le signalement : « il y a eu une action continue dans le signalement de l’incident au sein de l’Église ».
Flavia Agnes, juriste féministe et militante des droits des femmes, analyse le jugement dans Indian Express. Elle rappelle les changements intervenus en 2013 dans la définition légale du viol pour conclure que les faits décrits par la religieuse entrent parfaitement dans ce cadre. Elle fait remarquer que s’agissant d’une personnalité en position d’autorité, ces actes « équivaudraient à des abus sexuels aggravés ». Elle montre comment les allégations de la défense sont reprises par le jugement, « sans aucun doute ou questionnement ». Elle cite : « les luttes intestines, les rivalités et les combats du groupe des religieuses, ainsi que le désir de pouvoir, de position et de contrôle sur la congrégation ». Le jugement ignore « les contraintes auxquelles est soumise une religieuse, et la dynamique de pouvoir (qui est) en jeu », ainsi que l’importance pour la plaignante du serment de chasteté. Elle conclut en ces termes : « ce qui est triste dans ce jugement, c’est qu’il servira à réduire au silence des centaines de victimes d’abus commis par le clergé, qui auraient pu s’inspirer de cette affaire pour traduire leurs agresseurs en justice ».
Le Père Augustine Vattoly [4], l’un des rares prêtres à avoir soutenu la victime et les sœurs qui la défendaient, s’est dit « choqué » par le verdict : « c’était un dossier en béton ». Peu après sa participation aux manifestations contre Mulakkal, en 2018, le père Vattoly avait reçu de la hiérarchie un avertissement annonçant « une action sévère ».
Des réactions de toute part.
L’officier de police Harishankar considère que le dossier monté par l’enquête policière était inattaquable, il a qualifié de « choquante » la décision du tribunal. Il a ressenti comme un choc le verdict, qu’il qualifie d’« extrêmement malheureux ».
Un ancien juge de la Haute Cour de Bombay, Michael Francis Saldanha [5], a déclaré à une chaine de télévision : « c’est une erreur judiciaire et c’est intolérable ». Il précise : « je suis absolument choqué et horrifié… parce que j’ai eu l’occasion d’examiner l’affaire et bon nombre de preuves. La Haute Cour avait déclaré [6] qu’il n’y avait absolument aucun doute sur les preuves et les accusations… et dans mon esprit, il n’y avait absolument aucune possibilité pour lui d’être acquitté ».
Dans un tweet, la présidente de la Commission nationale pour les femmes (NCW), Rekha Sharma, s’est elle aussi déclarée : « choquée par le jugement du tribunal du Kerala. La religieuse victime doit aller devant la Haute Cour. NCW est avec elle dans son combat pour la justice ». Comme Flavia Agnes, l’ancienne présidente de NCW a souligné que le jugement n’est pas fondé sur la lettre et l’esprit de la loi.
La sœur Anupama était la porte-parole des sœurs qui avaient manifesté publiquement contre l’évêque. À l’annonce du jugement, elle avait les larmes aux yeux quand elle a déclaré à la presse : « Nous ne pouvons pas croire ce verdict. Nous continuerons ce combat jusqu’au jour où notre sœur obtiendra justice, même si cela signifie que nous devons mourir. Tous les témoignages étaient en notre faveur ».
Dans une longue lettre, cosignée par plusieurs responsables du mouvement, Sœur Nirmalini, présidente de la Conference of Religious India (CRI), demande au Cardinal Oswald Gracias de « tendre la main à la religieuse survivante et à ses soutiens ». Le cardinal Gracias, archevêque de Bombay, fait partie du Conseil des cardinaux qui conseillent le pape. Sœur Nirmalini, qui dirige également la section féminine du CRI, déclare avoir écrit cette lettre « le cœur lourd, car j’ai été inondée d’appels téléphoniques d’hommes et de femmes religieux ainsi que de femmes laïques de toute l’Inde », après le verdict. Sœur Nirmalini exprime la solidarité des religieuses indiennes avec « la victime et ses compagnes qui ont marché avec “elle”, avec beaucoup de courage, de dignité et de détermination dans leur lutte pour la justice ».
Une procédure d’appel est très probable. La police de Kottayam a décidé de faire appel, sur la base d’un avis juridique que le procureur Jitesh Babu lui a soumis, indiquant les points juridiques à prendre en compte. Selon lui, « trente-neuf témoins ont fait leurs déclarations en faveur de l’accusation. Personne n’est revenu sur son témoignage. Pas moins de 122 documents ont été soumis et il y avait de nombreuses preuves. Il n’y a eu aucun manquement à quoi que ce soit ». Il reviendra au gouvernement de saisir la Haute Cour. La Sœur Anupama s’est exprimée dans le même sens au nom de la victime et de ses soutiens, la sœur Nirmalini s’est réjouie du fait que la victime et l’accusation prévoient de faire appel du verdict.
« Dieu soit loué »
L’accusé acquitté, évidemment, manifeste sa victoire avec une expression : « Dieu soit loué » qui rappelle un « Grâce à Dieu » demeuré dans les mémoires. Mais pour la hiérarchie, ce sont ceux qui voulaient faire du mal à l’Église (on a souvent entendu cela) qui ont été « vaincus ». D’ailleurs, de nombreux fidèles soutiennent l’institution et se réjouissent [7].
La Sœur Nirmalini évoque la question dans sa lettre : « Le problème ici n’est pas que la plupart des femmes religieuses soient complètement décontenancées par un verdict totalement inattendu contre les sœurs, mais qu’une partie du clergé et des gens aient célébré le verdict comme une victoire pour l’Église ». Elle rappelle que dès le début de l’affaire, la victime et ses compagnes ont été « soumises à toute sorte d’insinuations et d’insultes… pratiquement aucune autorité de l’Église ne les a soutenues », dit-elle.
Nous nous chargeons de rappeler ici que la victime aussi bien que ses soutiens et notamment la Sœur Lucy Kalappura [8] auront eu beau faire appel à toutes autorités par les voies canoniques, jusqu’au Vatican et finalement au pape François lui-même, sans jamais obtenir d’être seulement entendues. Sœur Lucy a été définitivement expulsée de l’Église.
Un sommet est atteint par Mathew Vattamattam, Supérieur général des clarétains à Rome. Il se trouve qu’il est justement originaire de Kalathoor, au Kerala. Dans un texte de trois pages, il dissèque certains des arguments contenus dans le jugement, tournant en dérision les soutiens de la victime. Il s’en prend d’abord au CRI dont il regrette la « malheureuse réaction… prise sans avoir étudié convenablement le jugement. » Il déplore l’humiliation que cette affaire a causée à l’Eglise, l’« épouse du Christ ». « J’ai prié pour que la vérité soit connue, et que justice soit rendue ». Et « les multiples appels téléphoniques (reçus par Sr. Nirlamini) ne pourraient-ils pas venir de djihadistes musulmans ? » (allusion au fait que des femmes musulmanes s’étaient jointes aux protestations publiques). Une longue tirade est réservée à la théologienne Virginia Saldanha. Dommage : la congrégation des clarétains s’était fait connaître dans le passé pour sa présence auprès des pauvres, notamment en Amérique Latine. Sont-ils bien représentés par ce monsieur qui se sent tellement « supérieur » ?
Des religieuses plus vulnérables
Virginia Saldanha est une théologienne laïque, membre du comité de soutien « Sisters in Solidarity » et de la Commission nationale pour les femmes (NCW) dont elle a été présidente. Elle fait une analyse à la lecture du jugement : « l’avocat de la défense, grassement payé, a habilement utilisé des détails techniques pour manipuler les faits et les preuves. », puis rappelle la situation sociologique : « le Kerala est un État à forte population catholique [9], où l’Église catholique a une influence sociale et politique et elle exerce un pouvoir considérable. Il n’est pas surprenant que les pouvoirs en place l’aient emporté. Le patriarcat et la misogynie ont gagné ».
Surtout elle met le doigt sur ce qui est peut-être le plus grave : un tel jugement dissuade toute autre religieuse de se manifester et de signaler un viol. « Une religieuse m’a dit : Maintenant, les femmes feront attention à ne pas se manifester si elles n’ont pas de preuves solides, ou elles seront encore plus humiliées si elles signalent un viol ». Virginia décrit avec beaucoup de sensibilité la situation d’infériorité d’une religieuse entrée jeune dans la congrégation par rapport au prêtre ou à l’évêque. L’évêque a utilisé sa position de pouvoir et d’autorité sur elle pour la mettre dans des situations qui lui ont permis de la violer facilement à plusieurs reprises. Elle a souffert d’une profonde détresse mentale, jusqu’à ce qu’elle se tourne vers un prêtre qui lui a donné le courage d’en parler ». Elle pointe encore « le fait que l’Église catholique ne dispose d’aucun mécanisme ni d’aucune structure pour traiter les plaintes d’abus de femmes au sein de l’institution est encore plus consternant ».
Elle rejoint là ce que disait la sœur Anapuma : « Quelle que soit l’issue de leur appel devant la juridiction supérieure, notre préoccupation majeure est maintenant de savoir si l’Église dispose d’un forum où les femmes religieuses victimes d’abus sexuels de la part de leurs patrons, qu’il s’agisse de prêtres ou d’évêques, peuvent présenter leur cas et où elles seraient entendues avec bienveillance. »
Encore un témoignage qui porte. Sr Jesme [10], qui a quitté sa congrégation en 2008 (toujours au Kerala) et a écrit un livre sur ce qu’elle a vu et vécu, va au but : « Comment allons-nous apaiser ces religieuses maintenant ? Comment allons-nous les consoler ? Que dirons-nous aux autres religieuses qui sont victimes d’abus et ont peur de se manifester ? »
Une mort pas du tout « naturelle »
L’affaire Mulakkal met la focale sur la question, en elle-même sordide, des abus dont sont victimes des religieuses de la part de prêtres et maintenant d‘un évêque. Mais il serait réducteur de ne pas replacer la question dans son contexte. Citons d’abord un événement survenu, toujours au Kerala, au couvent de Thiruvalla, il y a deux ans. Le 7 mai 2020, on a retrouvé le corps d’une jeune religieuse de 21 ans, Diviya P. John, à demi dénudé, dans le puits du couvent : « mort naturelle » [11]. Les rapports de police et d’autopsie ne signalent aucune trace de lutte ou d’agression : suicide ou accident ? Non, il ne s’agit pas d’un accident ni d’un suicide.
Or ce qui est arrivé à Divya n’est pas un cas isolé. Depuis 1987, une vingtaine de religieuses indiennes ont connu un sort funeste. Le plus souvent, cela se termine dans un puits. En 1992, la sœur Abhaya a été trouvée morte dans le puits du couvent Saint Pie X, à Kottayam. Elle avait été témoin d’une situation compromettante de deux prêtres avec une religieuse. L’histoire judiciaire de cette affaire est une longue suite d’impasses voulues et organisées. Les coupables furent enfin condamnés, vingt-huit ans après, en décembre 2020 à la prison à vie.
En septembre 2015, Sr. Amala (69 ans) a été trouvée morte dans sa chambre, le corps lacéré. En décembre de la même année, une religieuse identifiée comme étant Stella Maria a été retrouvée dans le puits du couvent du Sacré-Cœur, à Uluppini. En septembre 2018, une sœur enseignante de 54 ans, Susan Matthew a subi le même sort.
Dans ces cas-là, aucune autorité ne bouge : les rapports de police ne voient rien d’autre qu’une « mort naturelle », l’Église se tait, les autorités du couvent se taisent. Quant aux familles, elles se taisent aussi, craignant qu’on leur refuse le baptême, le mariage, les funérailles, l’éducation des enfants. On a même institué la croyance selon laquelle, si elles disent quelque chose contre l’Église, leur famille sera ruinée. Quant aux gouvernements successifs du Kerala, ils ne portent pas en justice les cas de religieuses victimes, ils sont influencés par le pouvoir de l’argent et on sait les faire taire.
Jusqu’à quand ?
La sœur Shalini Mulackal, théologienne, analyse la situation de soumission des religieuses en Inde. Elle parle de la manière dont l’Église légitime une culture d’obéissance et de soumission. « La hiérarchie de l’Église exerce souvent un contrôle sur les femmes consacrées, invoquant directement ou indirectement le vœu d’obéissance. Les femmes ne sont pas en position de résister parce que leur vie dépend beaucoup de la vie sacramentelle de l’Église qui est totalement entre les mains du clergé ordonné. Il n’est pas exceptionnel que des prêtres refusent de célébrer l’eucharistie au couvent si les sœurs n’obéissent pas aux ordres… ».
Ce que nous relatons ici, les lecteurs de Golias savent que cela n’arrive pas qu’en Inde. Nous avons pu lire dans ces colonnes l’évocation de ce qui peut se passer en France. On a des échos de certaines pratiques en Afrique. Rappelons que des rapports, parvenus au Vatican, il y a près de trente ans dénonçaient déjà de telles pratiques (cf. Golias Magazine n° 74 qui a révélé à l’époque le rapport en Europe). Dans le cas des abus sexuels sur mineurs l’institution de l’Église catholique consent à reconnaître ses crimes, ne serait-ce qu’en paroles, sous la contrainte du scandale quand il devient trop largement connu. Des religieuses violées par des prêtres ou par un évêque, qu’on retrouve parfois au fond d’un, n’est-ce pas assez ? Le bruit n’est-il pas assez assourdissant ? Des actes concrets sont attendus
Notes :
[1] Jalandhar est au Penjab, à quelques 350 km au nord de New Delhi. Le Kerala est à l’extrême sud-ouest du pays. La communauté des Missionnaires de Jésus dépend de cet évêque parce qu’elle a été fondée par un de ses prédécesseurs. [2] L’affaire avait été relatée par Golias Hebdo N° 589 (5 au 11 septembre 2019) [3] La victime avait précédemment exercé la fonction. [4] Il a été à l’origine du mouvement SOS : Save Our Sisters [5] le juge Saldanha avait en 2008 mené des investigations contre les attaques visant des chrétiens et critiqué alors l’attitude des autorités locales et de la police. Il avait ouvertement critiqué le parti au pouvoir, le BJP. [6] C’était lors d’un des recours déposés par Mulakkal [7] On se souvient qu’une manifestation de soutien avait accueilli l’évêque Mulakkal lorsqu’il avait été libéré : Goilas Hebdo n° 589. [8] Sr Lucy , clarisse, s’était jointe au mouvement de protestation en 2018 (Golias Hebdo 589)59] Rappelons que le Kerala compte une forte minorité chrétienne, syro-malabare (en communion avec Rome). La tradition fait remonter la fondation de cette Eglise à un séjour de l’apôtre Thomas.
[10] Sr Jesme : Amen, autobiography of a nun Ed Penguin Books, 2009
[11] https://nsae.fr/2020/06/25/inde-une-mort-pas-du-tout-naturelle-vise-les-religieuses/
Source : Golias Hebdo n° 707, p. 4
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