La prière de l’homme moderne
Jacques Musset nous fait poursuivre l’analyse du livre « Pour un christianisme d’avenir » de John S. Spong [1]
« La prière, écrit Spong, comprise comme une requête adressée à une divinité externe au sens théiste, pour intervention dans l’histoire humaine, n’est guère qu’une tentative hystérique pour amener le Saint au service de l’humain. La plupart de nos définitions de la prière sont issues du passé et dépendent ainsi d’une conception de Dieu qui n’existe plus. Le Dieu qui répond à nos prières a cessé d’être aujourd’hui un Dieu auquel on peut croire. Une nouvelle façon de comprendre la prière demande instamment à être développée. »
La prière a-t-elle ou non encore une place qui soit source d’énergie dans le christianisme du futur ? Si c’est le cas, comment allons-nous comprendre et définir la prière ? Il n’est pas facile de soulever ces questions, mais on ne peut s’y dérober. J’ai décidé que la meilleure méthode pour moi d’entrer ici dans ce sujet est de raconter des histoires. Ce sont des histoires véridiques qui posent la question tout en vous laissant libres, vous mes lecteurs, de tirer vos propres conclusions. Chacune de ces histoires éclaire l’expérience de la prière, et, je l’espère, suscitera un vocabulaire apte à communiquer cette expérience à nos esprits en recherche.
Ma première histoire implique l’ancien primat de l’Église épiscopalienne en Écosse, mon collègue et ami proche, Richard Holloway. Mouche du coche en théologie, homme à l’immense courage et aux convictions profondes, Richard a apporté au langage théologique de la Communion anglicane un niveau d’honnêteté aussi hardi que rafraîchissant, lors d’une conférence publique après avoir donné à la fin la parole à son auditoire, la première question vient d’une femme probablement octogénaire, manifestement pieuse et très traditionnelle « Évêque, dit-elle, est-ce que vous priez » ? Elle pose cette question avec une inquiétude évidente ; apparemment certaines choses qu’a dites l’évêque Holloway lui font penser que cette question est bien choisie. L’évêque répond, sans l’ombre d’une hésitation, par un simple mot : « Non » ! Il n’ajoute aucun autre commentaire, laissant ce « non » résonner à travers la salle plus longtemps qu’il ne faut pour dissiper le malaise de l’auditoire. Enfin, il sort de son silence : « Madame, si je vous avais répondu par “oui”, vous auriez pensé que j’acceptais votre définition de ce que signifie prier et votre définition de Dieu. Cette réponse aurait été à la fois fausse et trompeuse, c’est pourquoi j’ai dû répondre “non”. Mais maintenant, si nous pouvons parler de ce que nous entendons par les mots “Dieu” et “prière”, il se peut que ma réponse soit différente ».
« Dieu » et « prière »
La plupart des prières supposent que Dieu est un être extérieur, aux pouvoirs surnaturels. La prière est ainsi considérée comme l’activité de dernier ressort, quand nos propres ressources nous manquent. « Il n’y a pas d’athées dans les tranchées », dit-on. À l’approche du danger, nous appelons Dieu au secours. Nous pensons que cette divinité a le pouvoir de manipuler les forces de la nature pour apporter un résultat souhaité. Nos prières semblent induire que Dieu ne pourrait pas « faire le bien » ou « avoir pitié » si nous ne le lui demandons pas. Nos prières semblent aussi supposer que Dieu peut changer d’avis et de ce fait le cours de l’histoire. Avons-nous vraiment à l’idée que nos prières ont ce pouvoir ? C’est une conclusion bien ancrée, inconfortable, mais effrayante.
Si c’est là notre supposition de base, il est alors aisé de comprendre que la mort de Dieu dans la conception théiste n’entraîne rien moins que la mort de cette activité appelée prière, du moins telle que la prière a été pratiquée au cours des âges. C’est donc en toute honnêteté que le primat d’Écosse pouvait répondre à cette femme : « Non, madame, je ne prie pas ». Ce qui ne veut pas dire, cependant, que cet évêque avait cessé de prier, dans la mesure où il indiquait qu’il en était venu à une compréhension différente et radicalement nouvelle de ce qu’est la prière. Je ne peux pas parler ni répondre à la question, pour l’évêque Holloway, mais je peux y répondre pour moi-même. Pour moi, la prière demeure une expérience profondément vivifiante, mais je ne l’entends plus comme la pétition de quelqu’un qui a besoin de Quelqu’un ayant le pouvoir de satisfaire ce besoin. En effet, je considère ce concept démodé de la prière comme un jeu d’illusion magique, un concept enfantin qu’il nous faut tous abandonner pour mûrir. Peut-être que le mot « prière » en lui-même est le problème, la Bible semble dire que si nous apportons nos soucis devant Dieu, Dieu en tiendra compte, mais est-ce bien cela la prière ?
Une lettre récemment reçue sur mon site web exprime cette requête : « S’il vous plaît, dites-moi comment prier. On vient de me découvrir un cancer et il me faut le savoir vite ». Cette personne pensait-elle que la prière était ce qu’il fallait pour guérir son cancer ? Est-ce que la prière modifie effectivement le champ des causes et des effets ? Naturellement, il arrive dans le monde de la médecine des choses comme des « rémissions spontanées », mais si on y voit l’effet d’une intervention divine, une multitude d’autres questions se posent alors. Pourquoi une telle rémission spontanée se produit-elle pour une personne et non pour une autre ? Si Dieu a le pouvoir d’intervenir dans l’histoire, pourquoi ne le fait-il pas plus fréquemment ? Si Dieu a le pouvoir de guérir la maladie, de soulager la douleur, d’aider des gens à échapper au danger et défaire se terminer une guerre avec toutes ses souffrances, pourquoi Dieu ne le fait-il pas ? Si Dieu a ce pouvoir d’intervenir en réponse à nos prières et ne l’utilise pas, Dieu ne serait-il pas malveillant ? Ne pas se servir de ce pouvoir pour le bien semble le mal absolu. Si, d’un autre côté, Dieu n’utilise pas le pouvoir d’intervenir en réponse à nos prières, Dieu n’est-il pas alors impuissant ? Ceci nous amène à une rude conclusion, car à un Dieu qui se révèle soit malveillant soit impuissant, il reste très peu de « pouvoir de conservation ». La date « utiliser avant » est depuis longtemps dépassée.
La prière : être ou faire ?
« La prière n’amène pas un Dieu au sens théiste à accourir à notre secours. La prière n’est pas une tentative pour changer la réalité ; elle est une approche de la réalité d’une manière spectaculairement différente. » John Spong raconte une autre histoire qui l’a marqué très profondément. Il s’agit de l’accompagnement qu’il a offert pendant plusieurs heures à une amie en fin de vie. Se sentant en confiance, elle lui a parlé à cœur ouvert de ce qu’elle vivait intérieurement : la conscience qu’elle avait de sa mort prochaine, la souffrance qu’elle ressentait de quitter son mari, la qualité d’existence qu’elle avait menée avec lui, son inquiétude pour ses enfants – « Qui va s’occuper d’eux ? », le souci que lui causaient les réactions d’autres membres de sa famille à son décès.
« Au bout de trois heures, Cornelia, dis-je, en me levant pour partir, puis-je dire une prière pour vous et avec vous » ? Elle ne refuse pas. Quoiqu’elle en pense, elle accepte. Je prends sa main dans la mienne, j’enfile une série de clichés religieux que j’ai déjà utilisés maintes fois. Cela, je sais le faire. Ces mots certainement correspondent à certains de mes besoins, mais ils apportent peu de chose, si ce n’est rien, au sens ou à la profondeur de la visite. Puis, avec la promesse de venir la voir une autre fois, je m’en vais et retourne à Richmond avec un étrange sentiment de malaise. Au long de ce parcours, je compare d’un côté le sens de notre conversation où je suis entré si profondément dans ses inquiétudes et ses peurs, en relation aussi profondément douloureuse que réelle, et d’un autre côté la vacuité de ma « prière », si banale et si superficielle. Lequel des moments de cette visite a été la « prière », me suis-je demandé. Est-ce la conversation qui nous a ouvert tous les deux à l’expérience partagée de notre humanité commune, ou ces mots pieux que j’ai adressés à une divinité dont j’implorais désespérément l’aide ? J’ai eu le sentiment que la conversation que nous avions partagée donnait de la largeur et de la hauteur à chacune de nos vies. J’ai senti en revanche que l’activité appelée « prière » nous rétrécissait tous les deux, nous faisant revenir à nos boucliers de défense et couvertures de sécurité. Clairement, notre conversation à deux avec une réalité douloureuse a été ce jour-là un moment sacré. La conclusion en semble si évidente : la conversation était en fait une vraie « prière », tandis que ce que j’avais appelé « prière » n’était rien de plus que pieuse banalité. C’est dans la conversation que le sens de Dieu était partagé entre deux personnes. Je me suis engagé ce jour-là à ne jamais plus me livrer à cette activité que j’appelais « prière » jusqu’à ce que je puisse prier avec la même sincérité profonde que j’avais partagée avec Cornelia à son chevet.
Ce jour-là a été un tournant dans ma vie et dans mon chemin d’apprentissage de la prière dans un monde non théiste. Être capable de vivre le sens de la prière, plutôt que de simplement « prier », est devenu le but de mon existence et à vrai dire de ma prêtrise. Prier, c’est partager l’être, partager la vie et partager l’amour. Depuis lors jusqu’à aujourd’hui, la prière a été beaucoup plus une question d’« être » que de « faire ». Cela a été pour moi un changement radical, mais indispensable, qui m’a fourni un nouveau point de départ pour une grande aventure de transformation des profondeurs de ma foi. L’expérience est toujours un meilleur atout que l’explication. »
En chemin vers une nouvelle compréhension de la prière
« Avant que l’on puisse parler de la prière en ce temps où nous vivons, elle doit être purgée de sa prétendue magie manipulatrice ». Cette idée a été inspirée à John Spong par cette nouvelle histoire, à savoir la traversée par son épouse d’un grave cancer qui a abouti à son décès. « Autour de Noël 1981, ma première femme, Joan Lydia Ketner Spong fut diagnostiquée porteuse d’un cancer du sein avancé. Les médecins lui en avaient donné pour deux ans. À cette époque, j’étais un personnage public actif et assez connu comme évêque de Newark. Des groupes de prière partout dans le New Jersey nous informent qu’ils prient pour nous ; certains sont des groupes de l’Église épiscopale, d’autres sont des catholiques romains, d’autres encore des groupes œcuméniques. Nous sommes soutenus et entourés d’affection. À leur manière, les gens nous disent qu’ils se soucient de nous et que, autant qu’ils le peuvent, ils sont désireux d’aider. Ils veulent être à nos côtés, partager notre souffrance et notre combat. Personne ne rejette l’amour si généreusement offert, même si la forme que cela prend n’est pas particulièrement son style. Ainsi, Joan et moi sommes transportés par ces flots d’amour de tous ces gens soucieux de nous en notre temps d’adversité. Les mois passent et puis les années s’ajoutent. Lorsque nous dépassons la date prédite des deux années et que les choses restent encore positives, je note que ces groupes de prière commencent à s’attribuer le crédit de la longévité de ma femme. Une fois encore, ma réaction consiste à apprécier l’attention qu’ils nous prodiguent. Pourtant, au cœur de chaque nuit, je ne peux m’empêcher de penser ce qu’implique leur compréhension de la prière. Étant donné que c’est seulement ma situation sociale élevée qui fait que davantage de prières sont dites pour ma femme que pour (une autre moins connue), est-ce que ces prières influent sur le cours de la maladie de ma femme ? La prière est-elle cause de guérison ou aide-t-elle à prolonger la vie ? Dieu agit-il sur un mode humain ? J’en conclus que si je pensais que la prière fonctionne ainsi, je deviendrais athée! Il m’est impossible de croire à ce genre de divinité. Ce Dieu capricieux serait démoniaque, me semble-t-il. Ma femme a vécu six ans et demi après son diagnostic de décembre 1981 jusqu’à sa mort en août 1988. Rétrospectivement, j’apprécie comme un trésor cette prolongation, mais je n’ai pas totalement compris le don qui m’était donné. La vie est ainsi faite. Ainsi, j’ai rassemblé ces histoires avec leurs perceptions diverses et distinctes. Et je tente de tirer des conclusions sur ce que signifie la prière au vingt-et-unième siècle. La prière n’est pas et ne peut pas être une pétition de la part des faibles au Tout-Puissant pour accomplir ce que nous ne pouvons pas par nous-mêmes accomplir. La prière ne plie pas la volonté de Dieu. La prière n’apporte pas la guérison là où il n’y a pas possibilité de guérison. La prière ne produit pas de miracles dont nous pouvons apporter publiquement les preuves. La prière, comme nous l’avons traditionnellement définie, est-elle une activité sainte, ou la prière est-elle un temps de préparation à s’engager dans une activité sainte ? De plus en plus, je m’oriente vers cette dernière conclusion. C’est la vie qui est sainte. C’est l’amour qui donne la vie. Le courage d’être tout ce que je peux être, c’est là où pour moi se conjuguent Dieu et la vie. S’il en est ainsi, vivre, aimer et être ne constituent-ils pas l’essence de la prière et le sens de l’adoration ? Quand Paul nous enjoint de « prier sans cesse » (I Thess 5,17), veut-il dire d’être en prière sans relâche ? Ou veut-il dire que nous devons voir toute la vie comme une prière, un appel au monde à entrer dans cet endroit où la vie, l’amour et l’être révèlent le sens de Dieu ?
Je prie chaque jour
Je prie chaque jour. Ma manière de le faire est d’apporter à mon esprit ceux que j’aime, de les bercer dans mon souci de sainteté qui semble habiter ma vie. Est-ce que j’attends que des miracles se produisent, que des vies soient changées ou que l’unité remplace ce qui est brisé ? Non, mais je m’attends à être rendu plus complet, rendu libre pour partager ma vie plus profondément avec les autres, afin de pouvoir aimer au-delà de mes limites et de voir abaissées les barrières qui me séparent de ceux qu’auparavant j’évitais. Pour moi, la prière est la pratique de la présence de Dieu, l’acte d’embrasser la transcendance et le souci de partager avec autrui les dons de la vie, de l’amour et de l’être. Cette compréhension de la prière, tellement débarrassée du miracle et de la magie, peut-elle faire une réelle différence dans notre monde ? Je crois qu’elle peut le faire, qu’elle le fait et le fera. Au-delà de cette conclusion je ne sais quoi dire. Peut-être que j’ai dit tout ce qu’il me fallait dire.
Notes :
Repenser Dieu dans la modernité – Non pas un être, mais l’être
Repenser Jésus le Christ – Se débarrasser de l’idéologie de l’incarnation
Le christianisme actuel doit se réformer en profondeur ou mourir
Pâques : quelle signification ? Le message de la Résurrection à décrypter
Source : Golias Hebdo n° 576